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ment chaque jour, — les ecclésiastiques, à qui l’auteur de la Rôtisserie prêtait l’attention naturelle d’un vieux renanien et d’un clerc désaffecté, — le bibliothécaire, l’archiviste, le libraire, — et l’histoire de Mme Bergeret n’est autre chose que l’histoire du ménage d’Anatole France et de sa première femme, racontée avec une précision cynique qui a légitimé depuis tous les Anatole France en pantoufles, et Mme de Gromance, c’est la femme du Lys rouge sur laquelle France prend sournoisement quelques revanches, — et les salons où fréquentait France ne manquaient ni de fonctionnaires ni de généraux. Cela n’empêche pas que sur bien des points la fabrication ne reste visible. Les ducs de Brécé par exemple peuvent fréquenter chez Feuillet ou chez Proust. M. France, lui, n’a été en rapports qu’avec leur maître d’hôtel littéraire, Arthur Meyer. D’ailleurs on peut très bien créer des types avec des personnages parfaitement faux. Tout est factice et faux dans Crainquebille. La rue Montmartre y est vue par le même artiste, qui décrit dans Thaïs la rue d’Alexandrie. Cependant Crainquebille est devenue la seule œuvre très populaire d’Anatole France, et les marchands des quatre-saisons s’appellent Crainquebille comme les gamins s’appellent Gavroche.

Le philosophe, intermédiaire entre la Nouvelle Académie et le Jardin d’Épicure, qui s’est formé dans un salon de Paris comme ceux d’Athènes se formaient dans un gymnase, s’est exprimé par romans ainsi que ceux d’Athènes et d’Alexandrie s’exprimaient volontiers par mythes. Mais précisément, à son époque, et entre les mains d’écrivains intelligents comme lui, d’écrivains qui ont des idées, le roman tourne au mythe, ou au demi-mythe. Une seule fois France a écrit un mythe complet, la Révolte des Anges. C’est probablement son chef-d’œuvre, et il a été méconnu. Il se voit que France l’a écrit pour lui, pour se délivrer de ses plus secrètes pensées, pour s’exprimer une bonne fois, à fond, sur la religion, sur l’intelligence, sur la vie, sur Dieu. Il est remonté par les parodies à Milton, et, plus loin peut-être, plus inconsciemment aussi, aux gnostiques et à leurs extraordinaires épopées métaphysiques. La Révolte est, comme Les Dieux ont soif, le roman d’une vieillesse lucide, la mise au jour d’œuvres longtemps méditées et qu’il fallait enfin écrire. Pareillement le fils du libraire