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France sut la revivre mieux que de l’extérieur, et qu’il l’incarna avec une admirable souplesse dans des personnages ou plutôt dans un personnage à plusieurs noms qui allait devenir un type. Dès la fin du XIXe siècle, deux noms deviennent usuels pour désigner Anatole France. On l’appelle le bon Maître, comme on appelait Rousseau le Citoyen. On l’appelle M. Bergeret, comme on appelait Chateaubriand René. Le bon Maître signifie Jérôme Coignard, créé d’abord pour la Rôtisserie de la Reine Pédauque et qui fournit ensuite son mannequin à des Opinions. Le M. Bergeret de l’Histoire contemporaine fit plus d’usage encore. Comme dans Thaïs et le Lys rouge, un jardinier expert a pratiqué une greffe, greffe d’une sagesse vécue, sur un personnage complaisant, et la greffe a été si bien faite que le personnage a été accepté comme type, que M. Bergeret promené en province et à Paris, a fait boule de neige insensiblement, est devenu d’abord un bonhomme, puis un homme.

Ni Coignard ni Bergeret n’étaient susceptibles d’une durée indéfinie. Le vrai Coignard se dépayse déjà quand il passe de la Rôtisserie où il a son petit peuple autour de lui, dans les Opinions, où il n’est plus qu’une patère où M. France accroche ses chapeaux d’idées. Il en va de même quand M. Bergeret passe de la province à Paris, où il disparaît dans l’affaire Dreyfus. Bergeret ne pouvait guère pousser que dans cette terre grasse et lente de la province et des originaux provinciaux, vrai sol du roman, comme les limons sont ceux du blé. Que l’on compare l’Histoire contemporaine avec le Lys rouge, le roman francien de la province avec le roman francien de la société parisienne, et l’on sentira à quel point les « mœurs de province » l’emportent ici sur les « mœurs parisiennes ».

S’il y a un point où France ait bien touché au vrai roman c’est dans les trois premiers volumes de l’Histoire contemporaine. On peut s’étonner que ce Parisien pur y ait réalisé une province si substantielle. On s’est demandé où il l’avait connue. Mais il faut remarquer que cette province française, c’est d’abord une province francienne, peuplée par la parenté même de France, d’abord le Bergeret, qu’il voyait chaque matin dans sa glace en se rasant, le personnage dont il riait première-