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taires, lesquels garantissaient la justice du verdict de 1894.

Les « Intellectuels ».
Dans une lettre au Temps du 6 novembre 1897, Gabriel Monod, professeur d’histoire à l’École Normale supérieure, après étude des renseignements apportés par Scheurer-Kestner et l’avocat Leblois, confident de Picquart, exposa comment il avait été amené à voir dans le verdict une erreur judiciaire. La presse antisémite ayant injurié Monod, les élèves de l’École Normale prirent publiquement la défense de leur professeur. On peut dater de cette lettre la phase intellectuelle et littéraire de l’affaire Dreyfus. Monod est un professionnel de la critique historique, l’École Normale, définie par Nisard l’école de précision de l’esprit français, est au moins une école de critique. Or ses adversaires ne répondront pas à Monod sur le terrain de la critique, mais sur celui des idées oratoires et littéraires. On dira : « Il est protestant comme Scheurer-Kestner. Scheurer et lui ont des « réactions protestantes ». À ces « réactions protestantes » devront s’opposer, pour affirmer la culpabilité de Dreyfus, et la confiance en les chefs de l’armée, les « réactions » françaises et catholiques. D’autre part, dit-on encore, les normaliens ce sont des livresques — des hommes nouveaux — des boursiers : six mois avant la lettre de Monod, la Revue de Paris avait publié les Déracinés de Barrès, où la bourse mène au crime.
Barrès et l’Affaire.
Barrès écrivait en ce moment l’Appel au Soldat. Il dira dans ses Mémoires : « Je n’ai jamais eu besoin d’autres idées que celles où j’ai baigné de naissance. Grâce à elles, j’ai toujours su parfaitement quelle était la vérité. Mon nationalisme n’a été que leur expression, leur clameur et leur frissonnement. Quand vint l’affaire Dreyfus, mon père était mort. Je crois que tout ce que j’ai dit à cette heure était de chez nous. Lavisse ne s’y trompa pas. Le jour où je lui fis ma visite de candidat (à l’école Normale, dont il était alors le directeur) il me dit : « Je reconnais chez vous tout ce que j’ai vu à Nancy, je ne voterai pas pour vous ». Je lui dis combien je pensais qu’il devait souffrir de marcher avec des ennemis de l’armée. Ma mère m’écrivit une lettre inoubliable. Ayant lu mon article de Rennes sur Picquart, elle me dit qu’elle était allée la