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de séries causales indépendantes, conduit l’esprit de Cournot à un pluralisme et à un probabilisme, et en somme à une manière de penser qui déborde, tourne, déclasse plus ou moins tous les systèmes contraires. Aucune pensée philosophique n’est plus différente de la pensée de Comte que celle de cet autre mathématicien. La lecture de Cournot, irritante pour les esprits logiques, plaît aux philosophes amis de Sainte-Beuve et de Montaigne, à ceux qui aiment les bains d’idées. Ses trois grands ouvrages composés de paragraphes numérotés et assez discontinus ressemblent à des pages de notes prises à l’occasion de ses lectures scientifiques et historiques, et classées dans une succession où le hasard, démon familier du philosophe, a sa part. Une vue d’ensemble sur le réel s’en dégage peu à peu (contingence et hiérarchie des phénomènes, nouveauté de leurs tournants et de leurs plans successifs) mais n’est pas formellement cherchée, et reste en équilibre instable, sujette à de nouvelles approximations, promise aux mises au point et aux révisions d’un invincible probabilisme. Cournot manque d’ailleurs des qualités de forme qui lui eussent assuré un vrai public, et il reste un gibier de philosophe.

Renouvier.
On en dira autant de Renouvier. C’est par hommage aux neiges, éternelles et nourricières, de la pensée, que nous le plaçons dans une histoire qui en principe n’en concerne que les pays habités, cultivés et florissants. Né en 1815, Languedocien et polytechnicien comme Comte, il appartient par ses années de formation à la Monarchie de Juillet. Il est de ceux qui avec Pierre Leroux s’efforcent de créer en 1848 un spirituel républicain, et il rédige, à la demande du ministre Carnot, un Manuel républicain de l’homme et du citoyen dont le ton révolutionnaire fait scandale et prend place dans la couleur du spectre rouge. Le coup d’État le rendit à la philosophie avec autant de bonheur qu’il entraîna Hugo à la poésie. Il publie en dix ans, de 1854 à 1864 les quatre Essais de Critique générale, qui restent le meilleur et le plus substantiel d’une œuvre qui fut immense en quantité. Il y opère une synthèse originale de Kant et de Comte, qui est devenue après 1870 une partie intégrante de la philosophie française. Positiviste en principe comme Comte, dont il se déclare d’ailleurs l’adver-