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Maupassant.
D’autre part, les Soirées contenaient Boule de Suif, un des chefs-d’œuvre de la nouvelle française. Maupassant l’a écrit avant trente ans, et s’il ne la dépassera pas, c’est qu’on ne dépasse pas la perfection. Pendant dix ans il produira avec une régularité et une puissance qui n’excluent pas plus que chez Zola un travail acharné, deux-cent soixante nouvelles et sept grands romans.

Il ne doit rien à Zola, son aîné de dix ans. Mais fils d’une amie d’enfance de Flaubert, et son compatriote normand, il est le disciple et le fils spirituel du grand Normand, à tel point qu’on ne trouverait peut-être pas d’exemple littéraire d’une filiation de génies aussi pleine, aussi droite, aussi logique, d’une mise au point originale aussi nette à l’intérieur d’un même ordre d’expérience humaine, d’un même plan de nature normande. Seules les écoles de peinture offrent un tel phénomène : Van Dyck et Rubens, Véronèse et Titien.

Tout d’abord il est dans la littérature le maître certain du conte, le classique du conte, supérieur à Mérimée par la solidité et la variété des êtres vivants qu’il pétrit dans une pâte de peintre au lieu d’en évoquer les traits comme le grand dessinateur de la Partie de Trictrac, supérieur à Alphonse Daudet non seulement par la richesse de la production, mais par un art plus mâle, plus tonique, plus direct.

Cette supériorité dans la nouvelle ne le suit pas dans le roman. Ses deux chefs-d’œuvre, qui sont Bel Ami et Une Vie, soit une vie d’homme et une vie de femme, restent d’une admirable solidité, et ils dépassent évidemment le cadre du roman de mœurs parisiennes, mais ils manquent de nécessité — cette indiscutable nécessité dont éclatèrent ceux de Flaubert — et leur figure, leur coupe, leur humanité, datent à la façon dont datent les romans, si différents, des Goncourt. Maupassant reçoit avec une aisance parfaite ses personnages de roman, comme Zola. Il n’en est pas habité, comme Flaubert et Daudet. Il n’est que tangent à la partie divine du roman.

Il a nettement le sens des différences entre les deux genres. Il n’a jamais écrit une nouvelle avec un sujet de roman (ce qui d’ailleurs arrive rarement) jamais écrit un roman avec un sujet de nouvelle (ce qui arrive à la majorité des romanciers).