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Murger. Inférieur comme conteur à Champfleury, il lui est très supérieur comme psychologue ; le Malheur d’Henriette Gérard est un des romans de la vie de province les plus pénétrants, les plus intelligents qu’on ait écrits depuis Balzac, mais dans la note de Stendhal plutôt que dans celle de Balzac, et tout à fait au contraire de la note épique de Flaubert. Mêmes qualités dans le roman rustique de la Cause du Beau Guillaume, mais le sujet nous touche moins. Que le nom de Duranty n’ait jamais dépassé un cercle étroit d’amateurs, voilà une des malchances littéraires les plus injustifiées.
Les Goncourt.
Mais on eût scandalisé bien fort les frères de Goncourt si devant les éternels eplorés du Journal, on eût parlé de leur bonne chance de romanciers. C’est cependant après tout une bonne chance, qui a fait que Renée Mauperin est devenue un roman presque célèbre, et qu’Henriette Gérard, qui lui est supérieure, reste ignorée. Mais il ne faut pas tenir cette chance pour inexplicable. En littérature il n’y a pas seulement des livres, il y a des ensembles, des carrières, qui font la loi au public et à la critique.

Les Goncourt sont entrés dans le roman par l’histoire, dans le roman anecdotique par l’histoire anecdotique, dans le document contemporain par le document du XVIIIe siècle. Ils avaient derrière eux, quand ils débutèrent comme romanciers, dix ans de bibelotages, de livres d’ailleurs excellents sur l’art du XVIIIe siècle, sur la société et les mœurs du temps de Louis XV et de la Révolution, une connaissance par le menu de soixante ans d’histoire qui leur avait valu la considération de Michelet et de Sainte-Beuve. Le XVIIIe siècle était pour eux non seulement le grand siècle, mais le seul siècle. Cette époque qui n’était nullement à la mode et qu’ils contribuèrent à y conduire, s’était complue à laisser sur elle une abondance de témoignages de détail, d’histoires vraies comme celles de Restif, de chroniques et de commérages comme ceux de Bachaumont ; les Mémoires de Bachaumont firent concevoir aux Goncourt l’ambition de faire pour leur époque ce qu’il avait fait pour la sienne. D’où le Journal commencé par les deux frères le 2 décembre 1851.

Or les romans ont poussé sur le Journal, les documentaires sur le document, comme des branches sur un tronc. Ces ro-