Page:Thibaudet – Histoire de la littérature française.pdf/367

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Némi, révèlent en Renan un animateur des idées, un créateur platonicien de mythes. Caliban, suite politique de la Tempête de Shakespeare comme le Télémaque est une suite politique de l’Odyssée, reste peut-être le chef-d’œuvre de la littérature « en marge » et le symbole tiré par Renan de la Tempête : Caliban le peuple et Prospéro l’aristocratie, est lié à la mythologie de la République comme le Télémaque était lié, pendant le XVIIIe siècle, à l’idéologie de la monarchie. Le Prêtre de Némi rend avec une grande noblesse les difficultés que rencontre l’avènement de la raison, du bon sens et de l’humanité. On ne portera pas le même jugement favorable sur l’Eau de Jouvence, médiocre suite de Caliban, ni sur l’Abbesse de Jouarre, erreur sénile, aggravée d’une préface qui ne l’est pas moins.

Pourtant, ce terme de sénile, il ne faudrait peut-être pas, quand il s’agit de Renan, le prendre dans un sens beaucoup plus péjoratif que le terme de juvénile. Renan, qui n’a acquis son style littéraire que tard, a presque créé, dans sa vie et dans sa pensée, un style de la vieillesse intellectuelle. Ce buveur de l’eau des fontaines sacrées devient sous la République un Anacréon de l’intelligence. Sa vie est faite, son œuvre s’achève, ses idées sont acquises, après avoir été conquises, mais acquises elles ne sont pas arrêtées, elles gardent une mobilité à la Montaigne, une ondulation de dialogue ; la fleur du doute achève ce trophée de certitudes. Paris se reconnaît dans ce vieil homme qui sait causer, et cependant la Bretagne le reconquiert. Il redevient Breton, le Breton du Dîner Celtique, au moment où le plus irrévérencieux de ses disciples, le jeune Barrès, commence à devenir Lorrain. Huit Jours chez M. Renan représentent pour tout lettré, fût-il M. de Vogué, un stade nécessaire. Tout cela dans un style de veille de départ, de veille de réaction, qui se déchaîne dès la mort de Renan, d’olive mûre qui va tomber. Des trois grands Bretons du XIXe siècle, l’un n’a pas su vieillir, est allé en désespéré à la fosse commune. C’est Lamennais. Mais les deux autres, du style de la vieillesse, ont tout pris. Chateaubriand en a pris, avant son tombeau du Grand-Bey, le style sévère, le style dorique ; Renan, avant le Panthéon, le style ionique.