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transformations, quelles stylisations ! D’abord, si Flaubert utilise en Frédéric Moreau sa vie, son expérience personnelle, son amour pour Mme Schlesinger, il se garde de faire de son héros un écrivain comme lui, il le soustrait aux mécanismes littéraires pour le rendre à l’existence humaine pure, ordinaire, moyenne, au comme tout le monde sur lequel, si grand qu’il soit, un clairvoyant finit toujours par retomber. Ensuite, du groupe de l’atelier du peintre (tous les personnages de l’Éducation, dit Maxime du Camp, ont existé) le peintre fait le groupe de la génération du peintre, celle qui a de vingt à trente ans en 1848, une génération en faillite, croit-elle, dans la révolution et le coup d’État. Le grand roman de Flaubert devient ainsi un document à la Balzac. Enfin le personnage de Marie Arnoux où Flaubert immortalise l’unique passion prolongée de sa vie, passe à bon droit pour une des plus pures et parfaites figures de femmes du roman. Mais autour d’elle, autour de Frédéric, c’est une douzaine au moins de figures qui sont dessinées avec une technique, une sûreté, une réussite insurpassées.

De sorte que l’Atelier du Peintre a mérité de devenir l’école du peintre, l’école du secteur le plus important du roman entre 1870 et 1900. Sans doute l’auteur de l’Éducation doit-il lui-même quelque chose aux Goncourt qui, à partir de 1860 ont stylisé le roman réaliste. Mais les Goncourt avaient tout ce qu’il fallait pour que leur école fût dangereuse, Flaubert tout ce qu’il fallait pour que son école fût bienfaisante. Le style lui-même descend d’un degré vers la simplicité et la réalité. Il a abandonné à peu près cette musique, ces cadences oratoires, qui ont contribué à vieillir Madame Bovary et Salammbô. Il réalise un plein équilibre de style tenu et de style courant.

L’insuccès de l’Éducation en 1870 ajoute même à sa valeur et à sa portée. Il y avait un roman conformiste, d’ailleurs très distingué, celui de Feuillet et de la Revue des Deux-Mondes, qui flattait le lecteur, et surtout la lectrice, qui visait à la consonance de l’écrivain et du public, du romancier et de l’abonné. Mais l’art ne progresse que par des dissonances. La dernière page de l’Éducation, qui a fait crier pendant trente ans, inflige au lecteur un désagrément salubre, maintient dans