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des autodidactes et des populaires, il se place au pôle exactement opposé au pôle Restif-Champfleury, et cette opposition fait corps avec la géographie même du roman.

Salammbô.
Léonard, Valéry, abandonnent les « débris d’on ne sait quels grands jeux ». Flaubert abandonne les réussites de jeux successifs menés jusqu’au bout, il est l’homme des essais conséquents. À Madame Bovary succède un « essai » de décor historique pur, l’évocation carthaginoise de Salammbô. Salammbô est une fuite à Carthage ; fuite de Flaubert devant son temps, devant le moderne, devant lui-même ; fuite devant le sujet, et qui le mène à une volonté paradoxale de style pur. Ce style pur a fait école pendant un demi-siècle, il a enthousiasmé les mandarins, il a été leur Conciones. Dès le début du XXe siècle il vieillit, sonne le creux, et Salammbô est devenue illisible, à tort, pour une partie des générations actuelles. Mais d’abord la place qu’elle occupe doit inspirer le respect. Ensuite elle n’est pas style pur au point de ne pas comporter une forte vision de la femme d’Orient, de la nature africaine, même de Carthage, dont le décor archéologique est fabriqué, mais dont la vie politique est vraisemblablement induite, devinée, présentée.
L’Éducation sentimentale.
Le troisième roman de Flaubert, l’Éducation sentimentale, echoue complètement devant le public et la critique des derniers mois de l’Empire. Même jusqu’à l’heure présente, la critique universitaire, en bloc, n’en a guère parlé que comme de l’erreur de Flaubert, le paradoxe du réalisme, le tableau de vies manquées dans une œuvre manquée. Au contraire, les romanciers la tinrent bientôt en grande admiration, son influence sur le naturalisme fut profonde, toute une partie de l’opinion, littéraire y voit aujourd’hui le chef-d’œuvre de Flaubert, la met au-dessus de Madame Bovary. En gros, cette dernière opinion est la vraie.

C’est le livre qui, mieux encore que Madame Bovary, exigeait le génie du réalisme. Le principe est celui de Murger et Champfleury : prendre pour sujet l’auteur et ses amis ; ainsi chez Courbet, l’Atelier du Peintre vient après cet Enterrement d’Ornans qu’était Madame Bovary (bravons la grimace que Flaubert aurait faite devant cette comparaison). Mais quelles