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avaient fait le principal public de Balzac. Flaubert a créé en Emma Bovary la femme française moyenne la plus proche de la lectrice française de romans.

Le roman en France, c’est la province. Ici les mœurs de province. Il n’y a pas seulement en France la Bretagne, la Provence, le Béarn, etc. Il y a une province, Une et indivisible, la province française. Flaubert en a constitué dans Madame Bovary la figure synthétique.

Tout homme rencontre plusieurs fois dans sa vie Madame Bovary. Toute femme jolie rencontre des Léon et des Rodolphe. Ces personnages sont multipliés par la réalité autour de nous comme par un jeu de glaces, et pourtant c’est bien dans la vie de roman que se tient le personnage dont le roman de la vie semble ne présenter que les reflets. Il y a un plan où le roman domine l’état-civil : le consentement général a reconnu ce plan dans Madame Bovary.

La province, c’est la politique. Flaubert est le seul écrivain français qui ait créé avec Homais un type politique, qui l’ait créé avec divination comme Balzac avait peint à l’avance la société du Second Empire. Du pharmacien Homais scientiste, anticlérical, intelligent dans sa pratique, borné dans ses idées, on peut dire : vires acquirit eando. Il est en avant d’une génération : la France de la Troisième République, devenue radicale, a fait de Homais le Type « de gauche » qui, accordé à un chef-d’œuvre littéraire, équilibre les types « de droite » Tartufe et Basile.

On peut comparer l’importance de Madame Bovary à celle du Cid et des Méditations en ce sens que, de même que Corneille élève au plus haut plan littéraire la tragédie fabriquée par Hardy, Lamartine l’élégie classique qui débordait du XVIIIe siècle, ainsi Flaubert porte sur le plan du style ce réalisme que l’école d’Henry Monnier et de Champfleury cultivait non seulement sans style, mais contre le style. D’abord style des personnages : Emma Bovary, c’est la provinciale de Champfleury, plus un style ; Homais c’est le Prudhomme de Monnier, plus un style. Et puis le style écrit. Par le soin que Flaubert apporte à l’image, au nombre, à la phrase, au détail esthétique, il réagit au maximum contre la pente de facilité reproductrice qui fait corps avec le réalisme, qui y conduit