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vince aux mœurs de province. Bouilhet savait d’ailleurs ce qu’il faisait. Flaubert est encadré par une génération littéraire rouennaise née vers 1820, des camarades de collège avec qui il a un langage commun, et dont le plus important est, après Bouilhet, Alfred Le Poittevin, oncle de Guy de Maupassant, Le Poittevin qu’Une Promenade de Bélial accorde si bien aux œuvres de jeunesse de Flaubert. Ces Flaubertins de Rouen, qui nous sont connus par la Correspondance, ont eu, à l’hôpital de Rouen, leur théâtre d’enfance dont Gustave était le Shakespeare et où il produisit une forte et mystérieuse création, Le Garçon, précurseur d’Ubu. À cette époque la province est enthousiasmée non seulement par Ahasvérus, mais par la Caricature et le Charivari, nés en même temps qu’Henry Monnier créait cet oncle du Garçon, Joseph Prudhomme. Ces journaux, on les reçoit sinon chez les Flaubert, tout au moins chez leurs amis, où les lit Gustave. Il y cultive un sens aigu du grotesque qu’il applique dans ses propos, et que Bouilhet en 1849 lui conseille d’appliquer, dans un livre, à la vie de province. Mais ce grotesque, chez l’auteur de Novembre, est un grotesque triste. Et d’ailleurs tout grotesque est triste.
Madame Bovary.
Le triple sens du lyrisme oratoire, de l’observation réaliste et du grotesque triste, — décantés à travers ce grand voyage d’Orient qui renouvelle Flaubert, — à travers des habitudes de travail lent, de contrôle, de ratures, de casuistique du style, qui succèdent brusquement à la puissante facilité de Saint-Antoine, voilà ce qui est à l’origine de Madame Bovary, que Flaubert mit cinq ans à écrire ; un procès-verbal, un journal, parfois quotidien, d’une partie de ce travail, nous est donné dans les inestimables lettres à Louise Colet.

Madame Bovary fut poursuivie par le Parquet impérial. Mais Dupanloup l’appela un « chef-d’œuvre pour ceux qui ont confessé en province » et elle l’est aussi pour ceux qui n’ont pas confesse puisqu’on peut la tenir pour le plus célèbre des romans français. Aucun n’a davantage fait date ; cela pour plusieurs raisons.

Le roman, ce sont les femmes ; il est écrit généralement pour elles, souvent sur elles, quelquefois par elles. Elles