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L’Homme de Lettres.
Le deuxième grand dessein est purement littéraire. Mais que de traits de ressemblance avec le premier ! Sa vocation invincible est d’homme de lettres. Il faudra que sa conversion religieuse, comme son voyage d’Amérique, tourne immédiatement en littérature. Il avait été chercher en Amérique, rapporté d’Amérique, le Génie littéraire de l’Amérique. Jeté dans l’exil par la Révolution, il s’était précipité sur sa plume et avait écrit, dans l’Essai de 1797, un Génie des Révolutions. Sa conversion chrétienne n’ira pas sans une version littéraire de cette conversion, qui sera le Génie du Christianisme, lequel n’est que la première partie d’un grand dessein d’institution littéraire. La deuxième partie sera la preuve par le fait, la preuve de la supériorité littéraire du christianisme par l’épopée chrétienne des Martyrs, La troisième partie sera le voyage d’orient, cadre et décor de cette épopée.
Le Fidèle.
L’Essai sur les Révolutions était plein de la philosophie du XVIIIe siècle, que l’émigration avait emportée avec elle. Surtout, pour un écrivain-né, voué à la carrière littéraire, cette philosophie restait la maison mère de la littérature. Pour Chateaubriand elle avait signifié l’émancipation, d’autre part ce Breton avait reçu avec le sang la vocation de la fidélité, qui fut chez lui aussi impérieuse que théâtrale. En juillet 1798, il apprend par sa sœur, Mme de Farcy, la mort de leur mère, peu après celle de cette sœur elle-même. Elles sont mortes, dit-il, de la misère endurée dans les cachots de la Révolution, et dans l’affliction des erreurs des Français. Que l’appel suprême de ces deux femmes l’ait finalement converti, il n’en faut pas douter. La phrase célèbre est typique : « Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles, ma conviction est sortie du cœur ; j’ai pleuré, et j’ai cru ». Là est en effet la vraie religion de Chateaubriand. Il n’est pas théologien (ce qu’il y a de théologie dans le Génie est plaqué, et d’après autrui). Il n’a pas sa petite religion à lui ! Personne n’a moins dogmatisé que lui. Si on lui demandait ce qu’il croit, il dirait peut-être comme Brunetière : « Allez le demander à Rome. » Et si on lui demandait ce qu’il est, il répondrait : un simple fidèle.