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Gautier ; qu’il n’eût pas écrit la dédicace lapidaire des Fleurs du Mal à Gautier s’il n’eût été le premier à se rendre compte de cette infériorité.

Les Limbes
devenus Fleurs du Mal
.
Il est des baudelairiens fanatiques qui ne veulent pas reconnaître la moindre défaillance dans la beauté de Baudelaire, la moindre paille dans son métal. Mais je crois que même parmi ceux-là nul ne défendra le titre ridicule et rococo des Fleurs du Mal. Il paraît qu’il fut conseillé par les libraires comme plus « public ». Il est fâcheux que le poète n’ait pas chassé ces marchands du temple, et qu’il ne s’en soit pas tenu au titre qu’il avait d’abord choisi : les Limbes, qui eut beaucoup mieux marqué le caractère catholique du poème.

D’après une tradition théologique qui a déjà fourni à Casimir Delavigne le sujet d’un poème (le seul bon poème qu’il ait écrit) les limbes seraient une sorte de quatrième état de la topographie d’outre-monde, ni le paradis, ni le purgatoire, ni l’enfer, un lieu sans joie ni peine, réservé aux enfants morts sans baptême, aux païens infidèles, aux hérétiques de bonne foi et de bonne vie, tradition que d’ailleurs l’Église catholique n’a nullement consacrée, que le catéchisme ignore, et qui n’a jamais pris une forme précise. Le catholicisme moins religieux que philosophique et littéraire de Baudelaire avait besoin d’un lieu intermédiaire, particulier, original où se loger entre Dieu et le diable. Le titre des Limbes marquait cette localisation géographique des poèmes de Baudelaire, permettait de mieux apercevoir l’ordre que Baudelaire a voulu établir entre eux, qui est l’ordre d’un voyage, et précisément d’un quatrième voyage, un quatrième voyage après les trois voyages dantesques de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis. Le poète de Florence continué dans le poète de Paris.

Les Limbes (rendons-leur provisoirement ce titre) de 1857, auxquels les éditions suivantes des Fleurs du Mal n’ont rien ajouté d’essentiel, sont divisés en six parties où Baudelaire a classé soigneusement les poèmes écrits sans ordre pendant quinze ans, et il a voulu que ces six parties représentent les six moments d’une « alchimie poétique » de la destinée, ou plutôt les six étapes d’un voyage de la vie à la mort, à tra-