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par exemple les prosaïsmes dont est semé l’admirable poème du Cygne. Les uns sont scandalisés de le voir se terminer par cette platitude :

Ainsi dans la forêt où mon esprit s’exile
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor !
Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus !… à bien d’autres encor.

D’autres admirent précisément que le poème ne s’achève pas, que ses derniers vers ne soient que des rêves ébauchés, dans un langage et des images eux-mêmes ébauchés et le dernier vers leur paraît d’une musique immense. Ils pensent que des Parnassiens auraient placé, conformément à leurs recettes et à leurs habitudes d’école, cette strophe opulente à la fin :

Andromaque, des bras d’un grand époux tombée,
Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus
Auprès d’un tombeau vide en extase courbée,
Veuve d’Hector, hélas ! et femme d’Hélénus !

Et ils estiment que d’avoir passé dans la poésie et la sonorité pour s’abattre dans la prose et dans le balbutiement d’une voix mélancolique qui s’éteint, le poème est plus consubstantiel au tableau ou au mythe du cygne égaré sur le pavé sec et dans la poussière de Paris. Tous les prosaïsmes de Baudelaire donneraient lieu à de pareilles discussions.

La vérité est qu’il y a un rapport baudelairien d’une prose nue et d’une poésie pure incorporées également au vers, — que l’une et l’autre ont longtemps inquiété et blessé des oreilles conformistes, accoutumées à des consonances traditionnelles, — que, comme c’est ordinaire, non seulement on s’est habitué à cette dissonance, mais on y a reconnu un art plus subtil, et plus délicat que l’art de la consonance, qui est par exemple celui de Gautier ; que si d’ailleurs une défaillance peut devenir une beauté, que si défaillance et dissonance sont ici indiscernablement mêlées, il n’en reste pas moins que Baudelaire, poète très supérieur à Gautier, ne connaissait pas sa langue et la grammaire de sa langue comme