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sa critique est avec celle de Sainte-Beuve une des plus intelligentes et des plus pénétrantes du XIXe siècle, aussi aiguë, aussi en avance quand il s’agit de juger Madame Bovary que lorsqu’il s’agit de présenter Wagner ou Delacroix. Mais cette intelligence critique, comme poète il l’applique surtout à lui-même. Un Voyage à Cythère demeure le poème type d’une clairvoyance atroce. L’Examen de Minuit est l’examen de conscience même de la vie de Paris. Baudelaire a prononcé le mot de « confessionnal du cœur » et ce mot correspond bien pour lui à une réalité. Sa lucidité sur l’homme est de la famille de la lucidité de Pascal, qui aurait vu dans le poète le plus intelligent des réprouvés. Rien en tout cas n’est plus éloigné du puissant illusionnisme et de la noce d’or romantiques.

3° Un sentiment aigu de Paris. Si Victor Hugo a été le poète du décor de Paris, de ses commémorations, des grands courants qui ont traversé ses citoyens et brassé son histoire, si Sainte-Beuve a découvert les paysages des banlieues pauvres et du Paris populaire, Baudelaire en a extrait l’âme, une âme raffinée et perverse, l’âme de ses nuits, l’âme de son spleen. Le Spleen de Paris n’a-t-il pas été le titre primitif des Poèmes en Prose ? Paris a fait la gloire de Baudelaire lentement, en l’espace d’un demi-siècle par des découvertes successives, par la conscience que prenait la grande ville de son secret, de son poison, de son poète.

4° Une alliance enfin avec la prose, alliance qui est quelque chose d’original et qu’il ne faut pas prendre pour une déchéance. L’échec poétique de Sainte-Beuve, à l’époque même où le vers français contint son maximum de musique et de ciel, ne vint-il pas surtout du prosaïsme, ou plutôt des prosaïsmes qu’il y mêlait, que nous avons appris à goûter d’une certaine façon, mais qui blessaient les oreilles des contemporains par leurs rugosités, offensaient les amis, alors comblés, de la poésie forte et pure ? Il y a pareillement un prosaïsme de Baudelaire, ou plutôt il y a le problème du prosaïsme de Baudelaire, ce que les uns appellent dans ses vers, platitudes ou incorrections, est tenu par les autres pour une nudité volontaire destinée à produire un effet comme ces parties non taillées que Rodin laisse dans ses marbres. Voyez