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et le génie de la poésie pure, aliment de lumière, réservé aux dieux, et auquel Sainte-Beuve n’a pas goûté. On distinguera dans les Fleurs du Mal cette matière et ce rayon.

La matière commune à la poésie de Sainte-Beuve et de Baudelaire est faite de quatre éléments : un christianisme intérieur, une intelligence critique, la vie secrète d’une grande capitale, Paris, enfin une alliance avec la prose.

1° Un christianisme intérieur, contraire au christianisme transmis aux poètes romantiques par Chateaubriand et par l’esprit du Génie de 1802. Contraire en ceci, que le christianisme des romantiques est un christianisme sans la conscience du péché originel, c’est-à-dire un christianisme évidé de sa substance et réduit à l’écorce. Or le péché originel, ce mal de la volonté, Sainte-Beuve en ébauche le poème dans Joseph Delorme, il en écrit le roman d’analyse dans Volupté, et ce n’est pas tout. Comme il est avec cela un grand critique, un grand historien de l’histoire naturelle des esprits, il va avec Port-Royal chercher le péché originel dans cette doctrine et ce personnel janséniste qui en ont été en France comme la maison mère ou le laboratoire. On remarquera d’ailleurs que le port-royalisme de Sainte-Beuve ne survit guère à sa poésie morte jeune et qu’après le deuxième volume de Port-Royal l’esprit du XVIIIe siècle dont Baudelaire aura toujours horreur, gagne de plus en plus chez le critique. Mais chez Baudelaire le sentiment de l’homme pécheur, originellement, naturellement et affreusement pécheur, « le spectacle ennuyeux de l’immortel péché » demeurent immuables. Le péché a marqué la nature : Baudelaire déteste la nature. « La nature ne peut conseiller que le crime. » L’homme naturellement bon est un rêve insensé du XVIIIe siècle, aggravé par les Hugo et les Sand. « La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable. » Toute civilisation vraie est une réaction contre la nature, une atténuation au péché originel. Et « toutes les hérésies actuelles ne sont que la conséquence de la grande hérésie moderne : la suppression de l’idée du péché originel ». Pour la première fois depuis Racine revient authentiquement et pleinement une poésie du pécheur et du péché.

2° Une intelligence critique. Nous avons deux volumes d’essais critiques de Baudelaire. Tout le monde convient que