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et moins humain que celui de Vigny, et qui a pour ancres l’orgueil, la misanthropie, la haine : « Je hais mon temps ».

En dehors de cette haine, du besoin d’émigration qu’elle implique, il n’a pas de raison majeure d’être poète, au sens lyrique où de son temps on comprend ce mot, quand on « chante». Mais le monde des vers est pour lui un monde admirable, animé de sa vie propre. L’instrument qu’il tient est sûr, fort et fin. Il ne s’en servira pas pour animer de grandes causes ou déclarer de grandes passions, mais pour exposer de grands sujets.

Ces grands sujets sont ceux des religions antiques. Leconte de Lisle n’est pas du tout un poète religieux, mais au contraire furieusement antireligieux, le seul grand poète français, peut-être, qui ait haï le christianisme. Mais il est le poète des religions, le gardien puissant et proclamateur de leurs monuments vides, le conservateur d’un musée Guimet poétique. Il connaissait admirablement les grands poètes grecs et de la plupart il a donné de belles traductions en prose que leurs noms propres barbarisés font méconnaître aujourd’hui. (Moréas l’accusait de jouer de l’Homère sur le bobre madécasse, et il y avait de cela.) Mais surtout il les a utilisés dans les mythes helléniques et les paraphrases des Poèmes antiques qui relèvent plus de la cithare que du bobre. Ajoutons que le Second Empire est l’époque où l’on se met à traduire les épopées dites primitives, hindoues, Scandinaves, finnoises. L’auteur des Poèmes barbares y découpe de larges pans de narration épique, où il remet autant de barbarie qu’en peut comporter l’alexandrin français, c’est-à-dire peu. Il n’a touché l’Asie que du dehors, en bibliothécaire. Sa Grèce de marbres blancs, de ciel bleu, de raison, de vérité, de noms propres, nous paraît aujourd’hui scolaire. Et il est remarquable que ce poète des mythes n’ait créé aucun mythe vivant, n’ait eu ni son Centaure ni son Satyre.

Venu de l’île Bourbon à vingt ans, après un voyage dans les îles de la Sonde, il en garda sinon la nostalgie, tout au moins les souvenirs d’enfance, qui lui inspirèrent d’admirables poèmes personnels, les seuls paysages tropicaux qu’il y ait dans la poésie française, et des évocations de la faune indienne qui font de lui un animalier extraordinaire, notre Barye littéraire.