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l’idéologie historique, qui rappellent Tocqueville. Pendant dix ans après la guerre de 1870, ses ouvrages concernèrent l’histoire d’Allemagne et celle de Prusse. Une grande histoire française de Frédéric II, placée au centre de l’histoire de l’Europe et du XVIIIe siècle, eût été un de ces magnifiques sujets à la manière du Port-Royal de Sainte-Beuve, par lesquels un historien ajoute à la civilisation qu’il raconte. Lavisse écrivit deux volumes séduisants sur Frédéric avant son avènement, mise au point à la Duclos d’excellents travaux allemands, et ne persévéra pas ; les manuels à rédiger, les collections à diriger, l’empêchèrent de laisser son monument, dont fit tant bien que mal office son Louis XIV, soit sa contribution à l’Histoire de France collective qu’il contrôlait. Ce Louis XIV éclate d’intelligence : intelligence de l’histoire plus qu’intelligence des hommes ; nous sommes tout de même loin de Michelet.

Lavisse avait vingt-huit ans en 1870, et il survécut plusieurs années à la grande guerre. Albert Sorel, qui était né la même année 1842, mourut en 1906. Ils forment un grand couple robuste, équilibré, contrasté, de l’histoire française d’entre les deux guerres.

D’un certain point de vue, cette histoire est un dialogue franco-allemand. L’Allemagne avant 1870 avait été conduite à la conscience nationale en partie par de grands historiens, Ranke, Mommsen, Treitschke. D’autre part son outillage de travail historique, dans les Universités, était hors de pair. L’œuvre de reconstruction et de réforme ne pouvait guère aller en France sans une attention analogue donnée à l’histoire, sans un bastion d’histoire française, sans des laboratoires d’histoire française, capables d’équilibrer bastions et laboratoires allemands ; un maximum de bonne foi et d’esprit critique était par ailleurs recherché. L’École des Hautes Études, la Revue Critique, la Revue Historique servirent de laboratoires, Lavisse et Sorel en furent des chefs de file.

Au contraire de Lavisse, et comme Taine après 1871, Sorel fut l’homme d’un seul monument, qui, sous le titre l’Europe et la Révolution Française est une histoire diplomatique de l’Europe de 1789 à 1815. Comme Lavisse avec son projet de Frédéric II, Sorel s’installait à un carrefour des chemins de l’Europe. Il s’agissait de former une jeunesse qui comprît