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PRÉFACE

« Le critique, dit Sainte-Beuve, n’est qu’un homme qui sait lire, et qui apprend à lire aux autres. » Mais d’abord qui aime à lire, et qui aime à faire lire. La critique est mort-né et au principe et au cours de laquelle ne soit présent l’amour des Lettres. Il y a un amour des Lettres pour elles-mêmes, et dans leur esprit et dans leur matérialité, hors duquel il n’y a pas de critique ni d’histoire littéraire vivantes, comme il y a un amour physique du théâtre hors duquel il n’y a pas de vraie littérature dramatique, comme il y a un amour de l’État sans lequel il n’y a pas, dans un homme politique, d’âme politique. On voudra bien prendre ce tableau de la littérature française comme on a pris autrefois le « Tableau de Paris » de Mercier : l’auteur l’a écrit d’abord comme citoyen, bourgeois, badaud de la République des Lettres, ayant sa place à la terrasse du café de leur commerce, emboîtant le pas à leurs musiques militaires, fier des monuments de sa ville et assidu aux séances de la société qui les conserve, faisant le matin sa tournée des œuvres nouvelles, en rapportant une sous le bras comme un melon bien choisi, abritant sous son parapluie la jolie idée qu’il aura suivie, comme dit à peu près Diderot, et se résignant d’ailleurs à ce que son idée ait déjà été plus ou moins suivie par Diderot ou un autre. Et je sais bien qu’il y a des formes plus héroïques et plus fulgurantes de l’amour des Lettres. Alors elles transcendent la critique. Elles n’appartiennent plus au bourgeois de la ville, mais au dominateur de la cité. Cette fonction de Périclès de la République des Lettres, qu’ambitionnait Brunetière, n’est pas de notre plan.

Un tel amour des Lettres n’est cependant la base de la critique que parce qu’il en est le plus bas degré. On pourrait dire des Lettres ce que le roi Edouard VII, à quelqu’un qui le buvait trop vite, disait d’un grand vin français : « Un vin comme celui-là,