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On sait son malaise et sa réticence devant Baudelaire. Et nous résumerons tout en l’irréparable de ces deux points : d’abord l’absence de Victor Hugo, exilé, pour les raisons qu’on sait, des Lundis ; et puis, dans l’article du 28 janvier 1850 sur Alfred de Musset, cette prévision : « Que restera-t-il des poètes de ce temps-ci ?… Un des poètes dont il restera le plus : Béranger… » Deux mois après, les Mémoires d’outre-tombe sont complètement sacrifiés à René. Il y avait chez Sainte-Beuve un bourgeois qui devait se sentir chez lui au Constitutionnel. Et l’auteur de Port-Royal finit quelque peu dans la peau de Béranger, ce que nous ne lui reprocherons pas trop, vu que ce fut presque le cas de Renan lui-même.

Sauf ces réserves, et d’autres (et il n’y a pas de beuvien sans réserves) les Lundis sont l’œuvre du plus sûr liseur qui ait existé. Dans les auteurs des trois siècles, de Rabelais à Lamartine, on peut être certain que la citation qu’il choisit est la meilleure, le trait qu’il retient le plus typique, et il faut avoir passé dans un sujet après lui pour voir qu’à la manière des anciens, il s’est levé le plus matin, a cueilli les plus beaux fruits. Et puis, il ne faut pas que le terme des Lundis nous fasse oublier celui des Causeries.

La plume à la main, Sainte-Beuve est en effet le grand causeur de notre littérature, aussi agréable que Voltaire, aussi fort que Diderot. Il le savait bien quand, se débarrassant, le vieux serpent, de ses peaux successives, romantisme, catholicisme, sentimentalisme, mysticisme, il se découvre pour sa forme dernière et plus vraie l’esprit analytique et la sensibilité du XVIIIe siècle.

Qu’importent alors les « théories » qu’on lui a prêtées ou par lesquelles il a caractérisé un moment ou une coupe de son éternelle mobilité ? Physiologie, histoire naturelle des esprits : ne laissons pas ces étiquettes se coller sur lui ; magicien et non théoricien ; réfléchissant, et non pensant ; promeneur et non professeur ; douteur et non docteur ; fils de Montaigne, le plus authentique du XIXe siècle. Mais, sous la causerie et l’esprit, toujours, le sérieux et le substantiel : jamais, comme dans Montaigne ou Diderot, de la pensée pour l’amusement, ni un jeu gratuit.

Ses erreurs, comme les leurs, nous instruisent. Ses lacunes