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sure où le romantisme peut se comparer à la révolution politique de 1830, il en a été le Guizot.

Cette génération a été la dernière qui, malgré des émeutes momentanées comme celles des ateliers et des Jeunes-France, ait comporté des ordres réguliers et solides, où le ton ait continué à être donné par la masse moyenne des honnêtes gens, ces honnêtes gens auxquels s’agrègent les romantiques quand leur entrée à l’Académie indique que l’école est assimilée. Sainte-Beuve se tient obstinément dans la littérature classée, dans ce quartier des gens bien chez qui il laisse, comme carte de visite d’une hospitalité de château, cette Fontaine de Boileau. Le salon de Mme Récamier a pour lui plus d’importance que les cénacles, et le portera à l’Académie à quarante ans. De là un gauchissement très prononcé de sa critique. Non seulement le théâtre en est exclu, car le théâtre commande une pratique spéciale, où l’on doit prendre le tout venant et parler de tout le monde, où l’on ne choisit ni les auteurs, qui vous sont imposés, ni la salle, dont il faut comprendre l’optique. Mais encore une question considérable se pose après 1830, un Sphinx devant lequel Sainte-Beuve ne s’est point senti l’esprit, les forces et l’audace d’un Œdipe, le roman, qui bouleverse les hiérarchies consacrées, se pousse au premier plan, questionne et inquiète les honnêtes gens autant que les honnêtes femmes. Du côté du roman, ce suffrage universel de la littérature, Sainte-Beuve a trouvé ses limites comme Guizot du côté du peuple. Il n’a pas compris la révolution. Il n’a pas suivi. Il a dit de ce tiers état, avec méfiance : « Qu’est-ce que c’est ? » La critique des contemporains, chez Sainte-Beuve, c’est, en tout temps, la critique sans Balzac, et à partir de 1837, la critique sans Victor Hugo : horrible et large plaie que l’on fait à la pauvre haie. Mais qu’importe qu’elle soit sans Balzac, si elle est d’un autre Balzac, si elle est une Comédie Littéraire de la France ?

Une Comédie littéraire.
Sainte-Beuve est le seul critique qui ait eu le sentiment profond, et détaillé de ce qu’on appelait autrefois les mœurs, l’ethos littéraire. Il sait ce que c’est qu’un homme de lettres réussi, un homme de lettres manqué, et les grandeurs, et les misères de la littérature, et la société générale des lettres, et leurs