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Gengis-Khan traînant à sa suite toutes les hordes de l’Asie, ou M. de Turenne à la tête de trente mille hommes ? » Ensuite les auteurs à cœur innombrable, les natures de sentiment, d’illusions et de charlatanerie, fils et filles de la femme, les impossibilités de l’intellectuel, Lamartine « le plus sublime et le plus charmant des sots », George Sand « un écho qui double la voix », Michelet « nature de cuistre qui fait le pimpant ». — Enfin les décoratifs et les oratoires, la surface sociale, la croûte littéraire, l’autorité officielle, les « régents » de 1830, Villemain, Guizot, Cousin. Deux natures d’esprit étaient de sa famille, celle des moralistes et du XVIIIe siècle : Stendhal, d’abord. Mais le sens de la province et celui du cosmopolitisme manquaient complètement à Sainte-Beuve, et cet académicien choisissait ses relations. Stendhal par son ton impertinent lui déplaisait autant que lui déplaisait Gautier par le souvenir du gilet rouge. Ensuite Mérimée, mais avec celui-ci il eût donné plus qu’il n’eût reçu : « Mérimée se retient trop : il est trop exempt par système, il l’est à la longue devenu par nature. » Sainte-Beuve reste, dans la société des esprits, un célibataire soupçonneux.

On peut maintenir qu’exception faite de coups de pouce volontaires et forcés qu’on retrouvera jusque dans les Lundis (par exemple avec l’article sur Fanny) Sainte-Beuve exprime avec justesse et finesse son goût, et le goût moyen des honnêtes gens, et d’eux seuls, au cours d’une et même de deux générations sur lesquelles il n’est ni très sensiblement en avance ni manifestement en retard. Il s’est rendu compte de bonne heure que la température tropicale du romantisme ne lui permettait pas de jouer auprès des chefs de file le rôle d’un Boileau. Mais dès le début il s’était entièrement abstenu devant les manifestations romantiques à la fois les plus éclatantes et les plus discutables : celles du théâtre. Le théâtre de Hugo et de Dumas, a été pour lui comme s’il n’était pas, et la bataille d’Hernani s’est livrée en dehors de son horizon. De la poésie romantique il n’a pas été un critique-prophète, mais un critique éclairé. Il a contribué à attirer Marceline Desbordes-Valmore au rang qu’elle devait occuper. Il a sonné la diane du romantisme avec le XVIe siècle. Il a sonné sa retraite en 1843 avec la Fontaine de Boileau. Dans la me-