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Laissons de côté la littérature dramatique, dont il ne s’est pas occupé, sinon pour étudier en moraliste les classiques du XVIIe siècle. Il sentait dans ce monde joué un monde différent du monde de l’écrit, et qui relevait d’une autre optique, il refusait les servitudes sans grandeurs du métier que pratiquait Janin. Et puis le théâtre en tant que théâtre ne l’intéressait pas, bien qu’il y allât une fois par semaine. Il eût été, au XVIIe siècle, pour Nicole contre Racine, pour Bossuet contre Molière.

Mais la critique des poètes ? Lui-même est poète original, son Tableau de la Poésie au XVIe siècle représente une somme considérable de découvertes et d’intuitions poétiques. Cependant, en 1842, dans l’article dépourvu d’urgence sur Mademoiselle Bertin, il s’efforce de classer les poètes de son temps. Il distingue : 1° Le groupe hors ligne ; 2° le groupe de ceux « qui n’ont pas été au bout de leurs promesses et qu’aussi la gloire publique n’a pas consacrés » ; 3° Le vulgaire. Or, de la première classe, il n’y en a que trois : Lamartine, Hugo et Béranger. Musset n’appartient qu’à la deuxième, et Vigny n’est pas nommé, à plus forte raison Gautier. Gautier se confessait un jour : « Dire que j’ai cru à Pétrus ! » Il était excellent d’avoir cru quelques années à Pétrus Borel : il est bien grave d’avoir cru toute sa vie à Béranger. Sainte-Beuve n’a jamais, dans toute son œuvre, cité le nom de Gérard de Nerval qu’une fois, en écrivant le verbe ronsardiser ; et en ajoutant : « comme disait l’aimable Gérard de Nerval ». Il a salué les débuts de Banville, mais il a refusé d’écrire un article sur Baudelaire. Il a rendu justice à Marceline Desbordes-Valmore, mais d’abord parmi des Tastu et des Blanchecotte.

Il est encore plus grave qu’il ait passé à travers le roman, qu’il ait vu de très haut Balzac et Stendhal, comme des fabricants qui ne sont pas de son monde littéraire. Il a mieux parlé de Flaubert et de Fromentin. Mais enfin il ne lui est jamais arrivé de précéder, d’appeler de loin l’opinion. Ajoutons qu’il est de l’Académie en 1844, cinq ans avant les Lundis. Or l’Académie est une place déplorable pour la critique des contemporains. La règle de la maison l’oblige à ne parler de ses confrères qu’avec componction : il loue la poésie de Pierre Lebrun qui a son article dans les Lundis,