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livre de critique qui est d’un maître, où il fixe des valeurs qui n’ont pas bougé : le Tableau de la Poésie au XVIe siècle. D’autre part, quand il meurt, à soixante-quatre ans, il est demeuré un étudiant, il vient de prendre sa dernière leçon, et d’expliquer de l’Homère avec son professeur de grec, l’Épirote Pantassidés. Il emploie toujours à chacun de ses articles six jours pleins de travail pour satisfaire un autre maître plus exigeant, qui est lui-même. Clemenceau, débutant comme premier ministre, fut un jour interrompu à la Chambre par un imbécile qui lui dit : « Nous ne sommes pas à l’école — Je suis toujours à l’école, répondit le vieillard : j’y étais hier encore en écoutant mon adversaire, M. Jaurès ». Sainte-Beuve était de cette race. Et pourtant, comme M. Jourdain, à l’école, il regrettait de n’y avoir pas encore assez été. Dans les beaux articles où il transmet ses pouvoirs à la « jeune critique » — c’est Taine qu’il désigne par là — il l’envie d’avoir pu se donner un fond épais de connaissances philosophiques et scientifiques, dans un couvent laïque, à l’âge où lui, vivant dans le monde, courait, faisait l’article.

Ce qu’il a acquis ces années-là, est pourtant bien plus fécond, plus vivant, mieux doué de vitamines, que cet acquis des grands normaliens. Il fait campagne, vers 1830, dans une jeune école, parmi les généraux de vingt-cinq ans de cette armée de la Révolution romantique : campagne dans la poésie, campagne dans le roman, campagne dans l’amour. Les amours de Sainte-Beuve et d’Adèle Hugo l’ont marqué, et ont marqué dans la littérature, presque aussi fortement que les amours de Venise qu’a connues Musset, ou celles de Balzac et de Mme de Berny.

Plus loin, elles ont marqué dans la critique, dans le génie et dans les dessous de l’esprit critique en France. De Hugo à lui, Sainte-Beuve a senti ce que c’est que l’inégalité entre les êtres, quelle est la différence du lion au renard, et ce que le Connais-toi ! de l’esprit critique lui commandait d’abdiquer, et quelles compensations, quels bonheurs furtifs l’intelligence lui réservait, et le dualisme éternel des natures littéraires, le débat de Neptune et de Minerve au fronton de l’éternel Parthénon.

Le Barrès de l’Homme libre parlait avec colère de ceux