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d’abord sous la forme du livre que sous celle du feuilleton. Jusqu’en 1839, Dumas était surtout un dramaturge, et il n’avait écrit que dix romans minces, médiocres et oubliés. À ce moment commence sa collaboration avec Auguste Maquet, qui lui apporte un roman sur la conspiration de Cellamare, que Dumas quadruple d’étendue et dont il fait le Chevalier d’Harmental. C’est son premier grand succès de romancier. La collaboration entre Dumas et Maquet durera douze ans. Elle est elle-même tout un roman et finit par un procès.

Sauf pour Monte-Cristo, l’idée du roman, le plan et la rédaction de premier jet sont de Maquet. Sur la maquette Dumas travaille, brode, s’amuse, jette la vie. Ainsi furent écrits la Reine Margot, le Chevalier de Maison-Rouge, Joseph Balsamo, le Collier de la Reine, la Dame de Monsoreau, Ange Pitou, les Quarante-Cinq, le Vicomte de Bragelonne. C’est Maquet qui découvre dans les Mémoires de d’Artagnan le sujet des Trois Mousquetaires et les esquisse. Mais c’est Dumas qui a l’idée de Monte-Cristo, et le rédige d’abord sans parvenir à sortir des impressions de voyage, qui étaient le genre favori de son génie. Il faut que Maquet intervienne, soustraie Monte-Cristo au démon museur et fabrique une charpente. Quand ils se sont séparés, en 1852, Maquet ne produit plus que d’honnêtes feuilletons, et Dumas que du fatras. Cette date médiane du siècle, où meurent Balzac, Sue, Soulié, est aussi celle de la mort de Dumas-Maquet, qui forment comme Erckmann-Chatrian un romancier indivisible.

Brunetière voyait dans Dumas un romancier bon nègre qui s’en donnait à cœur joie de mystifier les blancs. Quoi qu’il en soit de cette histoire des deux nègres, aussi vaudevillesque que celle des deux sourds, on peut voir dans Dumas-Maquet le maître de la plus vieille et de la plus universelle conception du conte, celle qui est destinée à faire oublier la vie réelle pour des histoires inventées. Balzac voulait écrire les Mille et une Nuits de l’Occident. Mais c’est Dumas et Maquet qui les ont contées, et il y fallait une goutte de sang africain. Le génie du récit dans les Trois Mousquetaires vaut le génie de l’action dans la Tour de Nesle. Et il y a un génie qui, chez Dumas, les soutient l’un et l’autre : c’est le génie de la vie, cette flamme et ce mouvement qui dans le couple