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la puissance de cette imagination romancière, et de bons juges, qui les ont ouverts par hasard, les lisent encore aujourd’hui avec admiration.

La Dame de Nohant.
Les œuvres les plus célèbres de George Sand, celles a qui on a longtemps promis l’immortalité c’est la trilogie rustique de la Mare au Diable, de la Petite Fadette et de François le Champi écrits de 1846 à 1849. Bien qu’un peu démodés, il n’y a pas lieu de revenir trop fort sur ce jugement. La Mare au Diable est un chef-d’œuvre de délicatesse et de narration, mais diffuse : Maupassant et Paul Arène en eussent fait une nouvelle, plus parfaite, de trente pages peut-être. Nous ne reprocherons pas à George Sand plus qu’à Mistral d’avoir idéalisé ses paysans, mais bien de leur faire parler une langue factice, comme la langue de théâtre dans les pièces trop bien écrites. On y voit trop que la bonne dame de Nohant est une dame.
Un style.
Le style de George Sand a passé longtemps pour le meilleur style de roman. Comme la plus grande partie de la prose romantique, il est de nature oratoire, d’un mouvement fluvial, lent, puissant, qui porte admirablement la narration, beaucoup plus mal le dialogue (on sait que les nombreux essais dramatiques de George Sand n’ont pas réussi, ou n’ont réussi qu’avec la collaboration d’un homme du métier). Ce dialogue manque de griffe, de traits, ne mord pas le papier. George était la facilité, la régularité même, ne se relisait presque pas, mettait le point final à un roman et, s’il lui restait une heure de travail, en commençait un autre. Si Balzac était une force de la nature, George Sand en représente le don facile et généreux. Il ne faut pas oublier que, si George Eliot et Colette sont venues après elle, elle est la première femme qui ait fait consubstantielle à une nature de femme une nature, une carrière, une œuvre ubéreuse et multiple de romancière. Avec les mêmes limites et les mêmes faiblesses, elle a exercé pour des êtres cette transposition de maternité que Mme de Staël a employée aux idées. Comme initiatrice de la grande littérature féminine en Occident, elle va de pair avec la prophétique Germaine. Leurs sœurs littéraires ont-elles tant que cela élargi le cercle dont ces deux femmes de génie avaient tracé les deux moitiés ?