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Restent les questions techniques, technique du roman, technique du style.

Balzac n’était pas toujours libre de donner à ses romans les dimensions qu’il voulait : les contrats avaient leurs exigences. C’est pourquoi la Comédie abonde en parties de remplissage. Mais il faut regarder les ensembles. Le fond de la technique de Balzac est la technique de Walter Scott qui, par les romantiques et lui, a régné sur le roman français jusqu’en 1850 : peinture solide et lente des milieux, expositions longues, intrigues fortement nouées, tantôt ralenties, tantôt précipitées, dialogue naturel et aussi littéraire, plus de puissance que de verve, et les qualités du conteur le cédant généralement à celles du romancier. Les Contes drolatiques n’étaient pas seulement une gymnastique de la langue, mais une gymnastique du récit qui n’a pas donné à Balzac tous les résultats espérés.

On sait quelles mailles le style de Balzac eut à partir avec les puristes. Le « Balzac écrit mal » n’est pas seulement une tenace tradition universitaire, mais aussi un point de départ de la réaction de Flaubert et de l’écriture artiste. Cette question ne se pose plus guère. Le style de Flaubert a eu aussi ses ennemis et l’écriture artiste son déchet. Le style de Balzac est un style de travail et de mouvement, qui est accordé au travail et au mouvement de son atelier de romans. Il tourne le dos à l’analyse et à la narration de Stendhal et de Mérimée, il appartient à la tradition oratoire et synthétique. Quand Balzac écrit à son amie qu’il a voulu écrire le Lys dans la Vallée dans le style de Massillon, ce qui lui a donné une peine inouïe, nous comprenons fort bien ce qu’il veut dire et la famille de style français dont il se réclame. Une force de la nature prend nécessairement un style de flux, un style de marche. La marche de Balzac dans son style est moins onduleuse que celle de Massillon, moins impeccable que celle de Rousseau, moins savante que celle de Chateaubriand, moins glissante que celle de Lamartine dans sa prose (le vrai successeur de Massillon celui-là !). Il s’avance dans un piétinement de chevaux et d’hommes en marche, puissant et non musical. Et l’oreille elle-même finit par reconnaître que c’est la Grande Armée qui passe.