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sion créatrice qui est une manière de dimension héroïque.

Une philosophie mystique.
En lisant le Lys dans la Vallée comme le Père Goriot, on sent que les Études philosophiques font une partie nécessaire de la Comédie Humaine et comme son acropole. Balzac est le seul des grands écrivains romanciers dont le roman soit commandé par une philosophie positive, par une conception du monde. Il ne la tient pas de la tradition philosophique, mais de la tradition mystique. Peu de créatures, peu de styles, peu de vocations, nous donnent moins l’impression d’un mystique que la personne, le roman de Balzac et c’est d’une manière tout opposée, comme un matérialiste, et une tête, la grosse tête de la « littérature brutale », que deux générations de critiques, Sainte-Beuve et Weiss, et, après tout, Taine, l’ont caractérisé, décrit, admiré. Mais chez un Balzac, l’énorme poids de la matière est là pour équilibrer une quantité égale d’esprit, d’amour, de spécialité. Et si l’on compare l’un des mystiques qui sont à l’origine de la conception du monde balzacien, le Tourangeau Saint-Martin, ou le Suédois Swedenborg, à des philosophes, on voit que la supériorité du mystique, pour l’imagination, consiste à donner à la pensée sinon un corps du moins un support, et combien son réalisme divin s’oppose au divin réalisme des philosophes. De la Peau de Chagrin à Séraphîta, en passant par la Recherche de l’Absolu, les Études philosophiques forment une spirale qui va de la terre au ciel, qui a pour base la matérialité fiévreuse de Paris, et qui s’achève sur le poème angélique du fjord. Cette épopée romanesque est plus riche, plus complexe et plus obscure que les deux épopées philosophiques de Lamartine et de Victor Hugo. Mais elle vient de la même source et va dans la même direction.

C’est la source mystique et c’est la direction du « christianisme » nouveau. On a beaucoup discuté la déclaration de Balzac dans la préface de la Comédie Humaine : « J’écris à la lueur de deux vérités éternelles : la Religion, la Monarchie », Il est exact que sous des influences familiales et féminines autant que par conviction, Balzac était à la fois légitimiste et (un peu comme successeur) admirateur de Napoléon, et qu’il pense la France monarchiquement. Mais, plus encore, bien qu’il n’ait pas la foi, il pense la Comédie Humaine,