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Claës des natures solitaires. La construction suprême est pour eux une construction dans la solitude, comme le monument le plus démesuré des hommes est une pyramide dans un désert. Solitude criminelle ou solitude angélique, également solitude d’une volonté gratuite, qui, sous la figure d’une passion, se prend elle-même, comme chez Corneille, pour son objet. Et peut-être ce parallélisme tient-il à ce que les deux fondateurs habitent la même solitude. Il y a certes les amours de Balzac, les vingt mille lettres de lectrices reçues par Balzac, la torrentielle conversation de Balzac, la canne de Balzac, exactement le contraire du Larvatus prodeo que Corneille aurait pu emprunter à Descartes. Mais, comme c’était peut-être le cas chez Corneille, les passions solitaires des héros balzaciens symbolisent avec une solitude de Balzac, avec la solitude nocturne de Balzac dans son atelier de vie, son centre de « spécialité », sa forge cyclopéenne. Dans les substructions de la Comédie Humaine il y a une crypte : Comédie Individuelle, volonté autonome, énergie pure, don gratuit du génie.

Retenons le dialogue de Gobseck et de Derville dans Gobseck : « Nous sommes, dans Paris, une douzaine ainsi, tous rois silencieux et inconnus, les arbitres de vos destinées ». Gobseck ou l’usurier, aussi riche et aussi dur que Grandet, parisien en outre : « On ne va chez l’usurier que quand on ne peut aller ailleurs. » C’est pourquoi la quintessence de Paris se retrouve au café Thémis, près du Pont-Neuf : les usuriers s’y réunissent, « image fantastique où se personnifiait le pouvoir de l’or ». Le génie créateur et intuitif de Balzac dépasse tout, transcende l’état civil, quand il fait de Gobseck, né en 1740 (quatre-vingts ans en 1820, burgrave de Paris) le fils d’une Juive et d’un Hollandais, et qui a été marin et corsaire vingt ans ; corsaire sur le globe passé, par une promotion qui est une alchimie, corsaire sur Paris, père, dans ce monde alchimique, de la courtisane Esther Gobseck par la même nécessité qui fait d’Eugénie Grandet la page blanche d’un autre registre de l’or, la fille du Saumurois formé par une autre avarice, l’avarice de la province française, dont la langue est aussi différente de celle de Gobseck que la langue du juif Nucingen l’est de celle du Tourangeau Birotteau, — la poésie et le symbole de la Peau de Chagrin et des Études philosophiques abandonnant