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mettre et le jouer Monnier lui-même. La comparaison entre le Prudhomme de Balzac et le Prudhomme de Monnier implique exactement les mêmes mesures et les mêmes contrastes que la comparaison entre leurs Employés. Il y a d’ailleurs dans le plan de Balzac quelque chose dont on demeure stupide. L’histoire de la famille Prudhomme y est à peu près celle de la famille Thiers. Rien n’y manque : les mines d’Anzin, les amours avec la belle-mère, et le garçon à marier s’appelle Adolphe. Or en 1830 le jeune et brillant ministre, l’élève et le favori de Talleyrand, n’a pas du tout ni dans son physique, ni dans son moral, cette figure de petit et grand Prudhomme que prendra pour la critique M. Thiers après 1871. Avec ses bottes de sept lieues on dirait que Balzac l’anticipe de quarante ans, comme il a d’ailleurs tout anticipé : hyperbole du génie constructeur.

Les natures-mères de la Comédie Humaine planent, au dessus de la région où se forment les types littéraires et où Monnier crée Joseph Prudhomme. Balzac a pourtant créé un type, un seul : Gaudissart. Le nom de Gaudissart s’applique aujourd’hui moins encore au commis voyageur qu’au genre commis voyageur, hilare et farceur, devenu aussi rare d’ailleurs que celui de Tartarin chez les Méridionaux. Or il semble que, pour faire de Gaudissart un type, l’opinion ait dû le réduire à la dimension de la caricature selon Monnier. Le vrai Gaudissart, celui de Birotteau et de l’Illustre Gaudissart est bien un personnage balzacien : un créateur, une force de la nature sociale, l’inventeur de la publicité moderne, et qui, s’il a pu être mystifié par les Tourangeaux comme Balzac lui-même l’a été par Monnier, reste un « as », il fait partie, comme les autres, de ce jeu d’as que Balzac tient dans sa main.

La vision de la « faculté maîtresse » que le roman de Balzac a suggérée à la critique de Taine, cet investissement d’un caractère par une passion unique, l’avarice chez Grandet, la mystique de l’argent chez Gobseck, la paternité chez Goriot, la luxure chez Hulot, l’envie dans la cousine Bette, la collection chez le cousin Pons, ce sont autant de concentrations d’énergie qui, à un moment privilégié, s’expriment et se libèrent en volonté. Toutes ces natures passionnées sont des natures constructrices et, notons-le, tout autant que Vautrin et