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la trentième année de ce siècle. Il ne s’agit même plus d’Henry Monnier : le bourgeois de Flaubert lui-même n’est plus qu’une silhouette à côté des trois dimensions et de la pleine pâte du bourgeois balzacien, à côté surtout de sa force telle qu’elle éclate dans sa révolution à lui, celle de 1830 ; Balzac s’est trouvé à point pour capter cette force non à l’origine mais au moment de sa plus puissante et de sa plus originale explosion. Le bourgeois de Balzac c’est le bourgeois de Monnier, plus un certain nombre de choses, au premier rang desquelles est justement la puissance. Notons que Madame Bovary, roman de la dégradation de l’énergie, finit juste au moment où le sujet deviendrait proprement balzacien, quand Homais fait une clientèle d’enfer, et vient de recevoir la Légion d’Honneur. La vraie légion d’honneur, pour le bourgeois, est la légion de la Comédie Humaine.

Le dignus intrare du bourgeois dans la Comédie Humaine peut être lié à une dimension morale comme il l’est ordinairement à une dimension sociale. Après avoir roulé des années dans sa tête le sujet de César Birotteau sans se décider à entreprendre l’histoire d’un boutiquier médiocre où il ne voyait encore qu’un sujet pour Henry Monnier, Balzac déboucha brusquement dans la vérité balzacienne, tint César Birotteau, le jour où il en eût découvert l’idée maîtresse, celle d’un martyr de la probité commerciale comme Goriot est un Christ de la paternité. Cela veut dire que le sujet de César Birotteau ne devient balzacien que le jour où il passe du négatif au positif, de la silhouette ironique au modelé substantiel, avec les mêmes repoussoirs et les mêmes contre-parties que Goriot. Birotteau et Pillerault impliquaient de l’autre côté de la moralité commerciale Nucingen et du Tillet : « Nucingen et Birotteau, écrit Balzac, sont deux œuvres jumelles». Il s’agit d’ailleurs ici de la Maison Nucingen écrite tout de suite après Birotteau pour pousser et achever la contre-partie.

Henry Monnier a créé Joseph Prudhomme. Dans une bien curieuse lettre à Mme Hanska, Balzac juge que Monnier n’en a pas tiré un parti suffisant, que Prudhomme c’est tout le siècle, et il esquisse le plan de la pièce qu’il veut en tirer, de son Prudhomme à lui : car il le voit non dans le roman, mais sur le théâtre, où quinze ans après, en 1852, allait le