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flagrant cette opposition des deux natures, d’une énergie que la volonté concentre et d’une énergie que la caricature dissout ou dégrade, il faudrait suivre la manière dont Balzac a pu reprendre et refondre en les virant du négatif au positif des sujets de Monnier. En voici deux exemples instructifs sur lesquels nous insisterons parce qu’ils nous mettent au cœur du laboratoire où la nature a institué l’expérience balzacienne.

De son expérience d’employé de ministère, Henry Monnier a tiré les caricatures et les types de ses Employés. Il a créé ce comique administratif français que devait reprendre Courteline. Quand en 1877 Balzac reprend ce sujet des Employés, il fait la part large à l’invention de Monnier, et introduit dans son roman Monnier lui-même sous le nom de Bixiou. Par lui et d’autres le comique administratif, d’ailleurs un peu lourd et engorgé, coule à pleins bords dans les Employés. Mais jamais Balzac n’eût pris la plume pour écrire sur un ministère un roman d’humour gratuit et de démolition comique. Un ministère, une administration, sont des constructions. Balzac est, dans sa partie, un constructeur de la race des Colbert et des Napoléon. Il écrira un roman de constructeur. Le sujet des Employés c’est l’histoire du plan Rabourdin, et cent ans après les Employés, les principaux articles du plan Rabourdin figurent encore en première place dans tous les projets de réforme administrative, dans, le Video meliora des professionnels de la chose publique. Balzac a donné la vie au plan Rabourdin, en le liant à l’histoire du ménage Rabourdin. Il a fait détruire la création de Rabourdin par les infiniment petits de ministère et par le monde d’Henry Monnier. Mais le roman d’un ministère ne pouvait être pour le romancier constructeur que le roman d’un intérêt d’État, et le personnage central une incarnation des intérêts de l’État. Le roman des employés, pourrait aussi bien s’appeler les Bourgeois, les petits bourgeois du quartier Saint-Paul, le milieu où se recrutent les employés. Que l’on compare aux bourgeois de Monnier, les « tarets » de Balzac. Les tarets qui rongent les digues de Hollande sont des figures à peu de chose près semblables à celles des sieurs Gigonnet, Mitral, Baudoyer, Saillard, Gaudron, Godard et compagnie, tarets qui d’ailleurs ont montré leur puissance dans