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et tordre le cou à l’éloquence, il faudra étrangler les quatre cygnes sublimes.

Classique ou romantique ?
Ceux qui n’en auront pas le courage se feront sans remords la main sur L’Espoir en Dieu et la Lettre à Lamartine, morceaux longtemps célèbres dont la sincérité discrète, indéniable, comme celle de toute la poésie lyrique de Musset, est bousculée, submergée, recouverte par l’oratoire. Le fond du génie de Musset, sa vocation vraie en d’autres temps, c’était le genre dramatique, et son vers nombreux exige souvent le ton de la tirade. Le public aura longtemps une oreille pour ce genre de vers, qui sera par exemple celui de la comédie en vers d’Augier. À partir de Baudelaire, il a été blessé et déclassé par des exigences de poésie pure. Quand Musset entra à l’Académie, Nisard, non sans quelque pédantisme, et évidemment contre quelqu’un, le déclara, en le recevant, le plus classique des poètes romantiques, et même un vrai classique. Il y a eu toute une doctrine du classicisme de Musset. Et on peut en garder après tout quelque chose. D’abord, en tant que poète de l’amour malheureux, auteur des vers d’amour les plus sincères, les plus discrets, les plus nus, les plus désespérés de son temps, dans le Souvenir, dans les Nuits, dans tant de courtes pièces des Poésies nouvelles, il tient parmi les romantiques une place de témoin du cœur humain analogue à celle de Racine parmi les poètes classiques. Ensuite il n’a que peu ou point participé à l’illusionnisme romantique, il a bien été l’enfant du siècle, non son géant ou son prophète, il n’a pas comme George Sand ou Hugo mis ses transports au compte de la cause de Dieu. Il a connu en lui la faiblesse et le mal comme de la faiblesse et du mal : le poète a été homme uniment, ordinairement, classiquement. Enfin il n’a eu ni politique, ni philosophie, il a été homme de lettres, poète à l’ancienne mode, comme Malherbe et Boileau, avec son franc-parler non sur l’État et sur Dieu, mais sur les mœurs et les lettres. Il fut un jeune-bourgeois, avec le trait d’union pour indiquer qu’il ne s’agit pas seulement de l’âge, mais des idées et de la condition. Tout de même, plus tard, et aux générations qui suivent, il paraît plus bourgeois que jeune. La génération du Second Empire,