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ture d’un artiste de Paris, le don qu’un Marivaux, un Beaumarchais ou un Scribe ont porté au théâtre. Il débute d’ailleurs à vingt-deux ans, en 1825, par un livre fort réussi de théâtre écrit, celui de Clara Gazul, et par un Cromwell sec qui n’a pas été conservé, et qui plut à Stendhal. Mais cette réserve lucide et ironique qui fut dès son adolescence le trait profond de Mérimée lui défendait de se livrer à une foule, de l’épouser pour la posséder, ainsi qu’il est nécessaire au théâtre. C’est ailleurs qu’il employa sa nature d’artiste intelligent et d’impeccable fabricateur.
Le voyageur.
Il voyagea. Tout le romantisme a été labouré, retourné par le voyage et le dépaysement. Mérimée a fait rendre au voyage ce qu’il comportait d’intérêt et de cadres, d’esprit et de créations.

Ce n’est pas qu’il ait tellement parcouru la planète, ni même l’Europe. Quelques tournées, rapides en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Grèce, rien des longs voyages et de la grande enquête de Custine, d’Ampère ou de Xavier Marinier. Mais il exerça un métier qui l’attacha au voyage continu et créateur en France : celui d’inspecteur des Monuments Historiques, service que plus que personne il mit debout quand tout y était à créer, où il fut un très grand fonctionnaire, couplé ici avec Viollet-le-Duc comme il l’est ailleurs avec Stendhal, doué d’un flair d’archéologue incomparable, un des chefs de file de ce grand mouvement d’inventaires français qui marque le règne de Louis-Philippe. D’autre part il fut un grand cosmopolite en esprit. Il avait le don des langues, lisait le russe comme l’espagnol, se débrouillait dans tous les idiomes, portait dans sa riche mémoire un extraordinaire atlas européen. Il n’hésitait pas à fabriquer dans la Guzla, de faux chants populaires ; mais c’est d’abord qu’il était curieux, qu’il aimait voir vivre un pays avec ses mœurs originales ou bizarres, ses costumes, ses façons particulières de se nourrir, de sentir l’honneur, ou d’aimer. Enfin le voyage dans l’espace se doublait pour lui du voyage dans la durée. L’archéologie est à la croisée des deux chemins. Il écrivit des livres d’érudition sur l’histoire romaine et sur l’histoire russe, plutôt en vue de ses ambitions académiques que par vocation historique, car c’est la partie la