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fin de race, et Stendhal a voulu faire deviner au lecteur (qui a trouvé cela trop difficile et a préféré ne pas comprendre), qu’Octave était physiquement incapable de perpétuer cette race, qu’amoureux, et même époux, il ne pouvait trouver d’issue à son état que dans le suicide. Tout Stendhal est déjà dans Armance : un jeune héros intéressant, et des portraits de femmes assez amoureusement et fort longuement dessinés, la femme d’Octave, Armance, et la personne dans le salon de qui se passent les « quelques scènes », Mme de Bonnivet.
Le Rouge et le Noir.
Le Rouge et le Noir, roman central de Stendhal, porte un titre qui symboliserait presque la table de jeu de toute son œuvre romanesque. Certes lui-même nous dit que par Rouge et Noir, il entend la carrière militaire et la carrière ecclésiastique, qui font l’une et l’autre leur partie dans la destinée de Julien Sorel. Cependant le titre a un double fond, et l’un de ces fonds, celui du dessous, est évidemment un tableau de jeu. Or une vie comporte toujours un jeu, et, comme disait Pascal, un pari. Notre caractère, notre individualité unique et intemporelle, notre racine élémentaire étant donnée, nous avons le sentiment qu’elle pouvait être jouée sur les tableaux bonheur ou malheur, richesse ou pauvreté, bonne éducation ou mauvaise éducation, exploitation de nos dons ou négligence de nos dons, qu’à bien des moments dont nous nous souvenons il a dépendu de très peu de chose qu’elle ne fût autre que notre rouge ou notre noir ont été une affaire de hasard ou de chance. Une fois une couleur amenée, il n’est plus temps de revenir en arrière, à moins que nous ne soyons romancier, et que nous ne déléguions un personnage imaginaire, ou plutôt demi-imaginaire, à revivre notre destin manqué, contrarié ou évité. C’est précisément le cas de Stendhal romancier. Par exemple, Stendhal ayant préparé à Grenoble l’École Polytechnique, s’en va à dix-sept ans passer l’examen à Paris où il arrive le lendemain du 18 brumaire ; Or il ne se présente pas, nous ne savons pourquoi, probablement parce qu’il est à Paris pour la première fois, et qu’il ne songe qu’à le découvrir. Il sait que toute sa vie aurait été changée s’il avait eu, ce brumaire de l’an VIII, l’énergie d’aller répondre à l’appel de son nom, passer son examen, entrer à