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tient ce personnage en deux temps. D’abord il transforme une des qualités secondes de sa nature en faculté maîtresse. Ensuite il suppose un changement de conditions, naissance au-dessous de la sienne, dans la classe pauvre, comme Julien, ou au contraire au-dessus de la sienne, dans la classe riche comme Lucien Leuwen. Autour de ce personnage central, de ce Beyle fractionnaire, ou de ce Beyle recomposé, il groupe un certain nombre de figures vivantes, dont beaucoup de traits sont empruntés à son expérience des hommes, mais sans jamais les copier sur la réalité, non plus qu’il ne se copie lui-même (exception faite, bien entendu, pour l’autobiographie d’Henri Brulard, qui n’est pas un roman, mais des mémoires authentiques, précieux point de repère, pour mesurer le romancement des expériences stendhaliennes). Enfin il fait du roman une Chronique, au sens élevé du mot, c’est-à-dire le tableau d’une époque : Chronique de 1830, est le sous-titre donné au Rouge et Noir. Mais Lucien Leuwen est une Chronique du Juste-Milieu, Armance a pour sous-titre Quelques Scènes d’un salon de Paris en 1827, soit Chronique des salons parisiens, et qu’est-ce que la Chartreuse de Parme, sinon la plus large et la plus complète de ces Chroniques italiennes dont Stendhal a écrit par ailleurs deux volumes ?

De sorte qu’on dirait volontiers en empruntant ses expressions ou ses cadres au plus grand des disciples de Stendhal, Taine, que le roman stendhalien a pour ses trois dimensions la race sociale de son héros, le milieu humain dans lequel il vit, et le moment, soit la Chronique, dans laquelle il est pris.

Armance.
Armance, le premier roman de Stendhal, est écrit sans maladresse de débutant (il avait d’ailleurs quarante-quatre ans). C’est un récit élégant, pénétrant, et fin, et même trop fin. Son véritable titre serait plutôt Octave, du nom de son héros, Octave de Malivert. Comme Stendhal, Octave a préparé l’École Polytechnique, a lu Condillac, est très cultivé, sent avec délicatesse, s’analyse en mathématicien, a beaucoup d’intelligence et de cœur. Mais, à la différence de Stendhal, il a été reçu à Polytechnique, il est Parisien, appartient à une grande famille du faubourg Saint-Germain, est pris dans le point d’honneur et les traditions de cette famille sans partager ses idées. D’autre part on reconnaît en lui un