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toire dont certains cris sont demeurés fameux. Comme celui d’Hernani, l’élan de la Coupe part des inévitables Brigands. Le héros aventurier Frank a le malheur de laisser planter par une courtisane le premier clou de la débauche sous sa mamelle gauche. On serait tenté de voir dans la Coupe un anti-Marion Delorme, et l’on remarque que la réhabilitation de la courtisane est tentée par le chaste poète de 1829 et sa condamnation prononcée par le poète débauché de 1832. Mais cela, dans Musset, se passe aussi loin du théâtre que Rolla. Et nous ne disons rien de sa troisième comédie en vers, Louison, écrite beaucoup plus tard, et insignifiante.

Mais enfin, tout bien pesé, Lorenzaccio reste le plus shakespearien des drames romantiques. Il l’est trop, et l’on sent bien qu’il n’existerait pas si Shakespeare n’avait écrit Hamlet. Mais il existerait encore moins si le poète n’avait mis dans Lorenzo, grand cœur frappé comme Frank par la débauche, quelque chose de cette amertume et de ce remords de dieu tombé qui va faire le style de sa vie. Et surtout il y a la vie du style.

Musset a créé dans On ne badine pas avec l’Amour et dans cet On ne badine pas avec ses masques qu’est Lorenzaccio, comme Dumas et Hugo dans la Tour de Nesle et Lucrèce Borgia, une prose du drame romantique, qui d’ailleurs ne survivra guère aux années trente, une prose qui prend tous les tons, tantôt dense, fulgurante et nue comme une lame, tantôt riche, résonnante, indéfinie comme des bois de musique. Qu’elle ait si peu duré, qu’elle ne se soit pas maintenue contre la souveraineté du vers, cela est remarquable. Hugo n’a plus donné de drame en prose après Angelo, qui n’est pas bon, Dumas, qui occupera le théâtre jusqu’à sa mort, cessera de bonne heure après Kean d’apporter ses soins au style. Et Lorenzaccio n’a pas de suite dans l’œuvre de Musset.

Lorenzaccio ne fut d’ailleurs jamais mis à la scène avant la fin du XIXe siècle et, malgré les adaptations et les coupures, y échoua. Au contraire On ne badine pas avec l’Amour et les Caprices de Marianne, parce qu’ils n’ont que deux actes, que les parties de comédie en sont exquises, que le sujet tient au cœur de l’art et de l’homme, sont restés deux joyaux de la Comédie-Française. Ces deux pièces romantiques ont occupé