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reuse, l’accord unique d’un « drame de la pensée » et d’une immense émotion. Si Antony et Chatterton furent les deux plus grands succès du théâtre romantique, c’est que ces succès sont faits par la même femme du siècle, la femme de trente ans, au moment où elle trouve son romancier dans Balzac ; ils offrent le plus romantiquement possible à cette femme, l’un le type de l’homme fort qui défend la femme, dans son amour et dans son honneur, l’autre le type de l’homme enfant dont la femme défend le don, la grâce, le génie. Chatterton appelle la femme au combat contre la Société, Antony au combat contre le « monde ». C’étaient presque, au même théâtre, les deux versants de la même pièce.
Musset.
Mais des grands poètes romantiques, celui à propos duquel a été prononcé le plus souvent le nom de Shakespeare est Alfred de Musset. Le théâtre de Dumas, de Hugo, de Vigny, était destiné à des spectateurs, Musset dont on avait sifflé un acte insignifiant, la Nuit Vénitienne, en 1831, n’écrivit plus de théâtre que pour la lecture, comme Byron, comme Mérimée, comme Hugo après 1843. Venu du livre, le Théâtre romantique retourne au livre : de Clara Gazul au Théâtre en liberté. Musset publia toutes ses pièces dans la Revue des Deux Mondes. Quand Buloz devint directeur de la Comédie-Française, il tint à essayer sur le public le théâtre qui avait réussi auprès de ses lecteurs. Il y fut aidé par Mme Allan-Despréaux, qui voulut jouer Un Caprice parce qu’elle l’avait vu représenter avec succès, en Russie. Ce léger marivaudage plut beaucoup. La plupart des autres pièces suivirent. Trois ou quatre se sont maintenues au répertoire comme du meilleur Marivaux. Une opinion courante fait de Musset le seul poète romantique qui ait réussi son théâtre. Cela peut se soutenir. Mais ce théâtre il l’a fait pour lui, comme ses poésies et ses récits, et le raccord avec la scène et le public fût demeuré précaire partout ailleurs qu’à la Comédie-Française et devant des personnes de la « société ».

Le théâtre en vers de Musset n’a aucune importance dramatique. Il y a dans À quoi rêvent les jeunes filles quelques-uns des plus beaux vers qu’il ait écrits. Mais on ne peut tenir ces deux actes que pour une sonate de poésie. La Coupe et les Lèvres mène pendant cinq actes un superbe poème ora-