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du lyrisme gratuit, le sang de feu d’une invincible jeunesse, le clairon d’une génération qui se lève, ont fait durer dans la littérature cette soirée d’Hernani comme une Marseillaise. C’était la poésie du théâtre, ce n’était pas la réalité du théâtre. La réalité du théâtre romantique amorcée par Henri III et sa Cour triompha avec Antony à la Porte Saint-Martin, le 3 mai 1831, jour de victoire, comme Hernani avait été un jour de bataille.
La victoire d’Antony.
Le bonheur de Dumas dans Antony est un bonheur fabuleux, Le public du théâtre est fait de femmes pour beaucoup plus de la moitié, et Dumas crée dans Antony le ténébreux et fatal héros romantique dont les femmes sont folles. Si Hernani jette une rafale de poésie sur le théâtre, Antony précipite sur la scène ce torrent de mouvement dramatique qui tient captifs et haletants sous le lustre tous les spectateurs, et non pas seulement cette minorité qui sent et vit la poésie. Hernani s’est dissipé comme une nuée d’or qui laisse le spectateur étonné, Antony s’est concentré sur son dernier mot « Elle me résistait, je l’ai assassinée », dont le spectateur et surtout la spectatrice emportent la flèche dans leur chair. Le théâtre romantique vivait alors d’antithèses. L’antithèse du banditisme et de l’honneur dans Hernani reste verbale et vide devant cette antithèse du « monde tel qu’il est » et de la passion, antithèse que le romantisme installe dans la littérature pour un quart du siècle, que liquidera Madame Bovary, et qui est la raison de la nouveauté et du triomphe d’Antony.
Triomphe de la Tour de Nesle.
La Tour de Nesle (1832) suit presque Antony. Peut-être le théâtre romantique est-il alors à la pointe de son élan créateur. À vrai dire, Dumas ne crée pas avec la Tour le drame de cape et d’épée, qui avait conquis la scène du Théâtre Français avec Hernani. Mais tout se passera désormais comme si le drame, et même le roman, de cape et d’épée, consistaient à refaire la Tour de Nesle et à la fondre dans l’anonyme sous les clichés et les redites. Cependant elle a résisté. En 1934, elle a attiré encore tous les publics. Le drame de cape et d’épée, auquel avait pensé Corneille (le Cid est le mouvement d’une épée, et Don Sanche évoque déjà Hernani, correspond