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Gautier un beau paradoxe que d’écrire : « Aux utilitaires utopistes, économistes, Saint-Simonistes et autres qui lui demanderont à quoi cela rime il répondra : le premier vers rime avec le second, quand la rime n’est pas mauvaise, et ainsi de suite. — À quoi cela sert-il ? Cela sert à être beau. N’est-ce pas assez ? » Un système de vie, où la raison d’être de certains hommes, de certaines vocations, soit la beauté pour elle-même et par elle seule, Gautier l’a formulé dans deux romans, dont le premier fut célèbre et a eu des suites littéraires importantes : Mademoiselle de Maupin et l’Eldorado ou Fortunio. Comme le hobereau qui appelait Dieu le gentilhomme de là-haut, et au contraire en somme de Hugo pour qui le poète est Dieu, Gautier écrira : « Dieu n’est peut-être que le premier poète du monde. »

Il l’est par le style enfin. C’est un lieu commun que d’appeler le style de Gautier un style de peintre. Mais il y a là une limite aussi bien qu’une qualité. Gautier passe à bon droit pour l’écrivain romantique qui, après Victor Hugo, connaît le mieux la langue, en use avec la plus impeccable sûreté. Mais cette sûreté peut aussi bien s’appeler de la facilité, et une facilité dont il abuse quand il entre dans la description, dans une reproduction qui n’est pas créatrice, dans une fonction, comme il dit, de bon daguerréotype littéraire. Styliste, poète, romancier, voyageur, c’est toujours du côté de la création qu’il rencontre ses limites.

Ajoutons que ce romantique peintre tente d’être aussi, comme ses contemporains, un romantique oratoire. Ses deux grands morceaux de poésie romantique, Albertus et la Comédie de la Mort, restent des monuments distingués, d’abondance souvent vaine, et d’éloquence refroidie. Dans le poème court, au contraire, Gautier excelle, par le pittoresque, la mise en valeur lumineuse et bien poussée moins des beaux mots que des mots justes, des qualités classiques à la Boileau. On ne s’étonnera pas que les peintres l’inspirent heureusement, que ses Terze Rime, son Ribeira et le Triomphe de Pétrarque soient de somptueux chefs-d’œuvre, que les vers rapportés d’Espagne, España, soient des morceaux fortement copiés de nature espagnole. Les Émaux et Camées, petites pièces agréables et grêles, ont été longtemps l’objet de malentendus, et louées pour des qualités