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plutôt malchanceux et dupe de son bon cœur et de sa bonne foi. Dans ces limites de prudence et de sécurité, c’était un grand rapin. « Le rapin, dit-il, dominait en nous le poète, et les intérêts de la couleur nous préoccupaient fort. » Dans le temps comme en dignité, on ne lui enviera pas le titre de premier rapin des lettres françaises ; ce n’est pas rien.

Il l’est par ses paradoxes. Du paradoxe évidemment un peu conventionnel et domestique, mais enfin qui a un style, une continuité, et qui est excitant, surtout quand on le recueille dans les propos de Gautier plutôt que dans ses livres, et dans ses articles, où il écrit sous l’œil du directeur et de l’abonné. Imprimé ou oral, il y a un Galderana qui est encore cité, discuté, vivant. En matière de métier artistique et littéraire, il y a toujours un « Gautier disait que » qui excelle à accrocher une discussion, et en lequel subsiste peut-être le plus connu de l’artiste qui écrivit la valeur de cent volumes.

Il l’est par sa bonne humeur, la manière si française dont il accorde l’enthousiasme et le scepticisme. Cette sympathie ironique avec laquelle nous parlons de l’école du Doyenné, c’est lui qui en a créé le style, dans Les Jeune France, tableau savoureux, amical et clairvoyant de la vie des jeunes romantiques d’extrême gauche, procès-verbal aussi de la liquidation du groupe. Avec le Daniel Jovard, des Jeune France, Gautier a créé un type littéraire plus solide et plus substantiel que les ombres découpées ironiquement et du dehors par Musset, les Dupont et Durand, Dupuis et Cotonet : vraie peinture, chez Gautier, avec la troisième dimension et le modèle.

Il l’est par les idées. Gautier est le délégué du romantisme aux idées d’artiste. L’art se suffit, comme au temps de Malherbe. En 1830, à dix-neuf ans, Gautier publie son premier volume de vers, qui sont les vers d’un album d’artiste, impressions nettes, colorées, où rien n’outrepasse le cadre voulu, et qui tournent absolument, délibérément le dos à ce romantisme d’idées, à ce romantisme politique qui va déborder dans la grande transgression de Lamartine, de Hugo, de Vigny, même de Sainte-Beuve (ce Sainte-Beuve qui, lui, devient à ce moment Saint-Simonien et entre dans les sociétés secrètes). En plein soleil de Juillet, c’était chez