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cafés à la mode qu’est Alfred de Musset, à l’intellectuel pauvre qu’est Joseph Delorme. Mais les ateliers et le Doyenné ont fourni le bataillon sacré de la première d’Hernani. Ils tiennent plus ou moins dans le romantisme la place des vainqueurs de la Bastille parmi les patriotes de la Révolution, ils fournissent au romantisme ces excentriques et ces ratés sans lesquels il n’y aura désormais pas d’école littéraire vivante.

Pétrus et Philothée.
Pétrus Borel a incarné les attitudes et les défis de ce romantisme intégral, moins dans sa personne (autour de laquelle les anecdotes manquent un peu, et ces gloires-là ne sont relevées que par des anecdotes) que dans une certaine situation de romantique-drapeau, en vue de laquelle il s’était trouvé le nom heureux de lycanthrope, et dans une œuvre écrite avec le dessein délibéré de faire de la truculence, la célèbre truculence tarte à la crème de la rue du Doyenné. Les Rhapsodies, Champavert, Madame Putiphar sont incontestablement truculents, même succulents. Ce qui a fait du tort à Pétrus, c’est que chaque génération a eu ses propres Pétrus, et que le premier, le fondateur du genre, a été oublié, recouvert. Mais qui se plaît à Lautréamont et à Jarry doit avoir une pensée, une heure de lecture pour Pétrus. Feu et Flamme de Philothée O’Neddy (Théophile Dondey), s’il n’était resté d’un ton au-dessous du creux et de la rhétorique à flancs battus, nous donnerait l’idée de ce qu’aurait pu être la grande œuvre poétique de l’école truculente, avec un satanisme qui fait penser à Baudelaire, et des vocables rares qui présagent le symbolisme.

Mais les vrais maîtres de la rue du Doyenné furent Théophile Gautier et Gérard de Nerval — G. G. comme ils signèrent quand ils collaboraient.

Théophile Gautier.
Comme Pétrus, Gautier avait hésité entre la poésie et la peinture, et il a transporté dans l’atelier littéraire le plus possible des mœurs, des idées et du style de la peinture.

Les mœurs : n’entendons par là rien d’excessif. Gautier fut toute sa vie un bon tâcheron littéraire, très rangé, très dévoué à une famille qu’il dut faire vivre de très bonne heure,