Page:Thibaudet – Histoire de la littérature française.pdf/179

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voix humaine et de la mer, pareils au dialogue et à la lutte de Jacob avec l’ange. L’exil a fait un Hugo plus ou moins manichéen, a imposé à l’auteur de la Bouche d’Ombre, de la Fin de Satan, des Misérables, la présence du mal comme celle de la mer, ainsi que d’un élément encore, d’un élément qu’incarnent pour l’exilé le régime de décembre, la force au service du crime politique, le règne de Bonaparte, et devant les cris duquel l’exilé se sent les poumons assez forts pour rugir le bien. Le thème cosmique et métaphysique d’Ibo élève au carré le thème politique des Châtiments, la force du rugissement qui répond à la clameur aboyante.

Avec la mer, les morts. En 1853, quand Hugo vient de terminer les Châtiments, Delphine de Girardin, en visite à Jersey, initie la famille Hugo aux tables tournantes. La première voix d’outre-tombe qui leur parle est celle de Léopoldine. Les morts de l’histoire suivent et mènent pendant des mois leur dialogue, en milliers de vers hugoliens, avec Hugo. La conscience de Hugo faisait les questions, son inconscient, télépathiquement, par l’intermédiaire de Charles et des siens, répondait. Cette explication naturelle, la vraie, paraîtra aussi surhumaine que l’explication surnaturelle. Les poèmes du sous-produit hugolien, attribués par Hugo aux tables, sont un phénomène unique dans l’histoire de la poésie, même de l’humanité. Hugo, lui, ne s’est jamais arrêté à une explication naturelle. S’il a mis fin aux séances et aux dictées, crainte de révolutions intérieures trop violentes (peut-être songeait-il à son frère mort fou, et à ses enfants ; seule, une folle, la filleule de Sainte-Beuve, devait lui survivre), il n’a jamais douté que les morts, que les voix de Dieu, que Dieu lui-même, ne lui eussent parlé. Il a écrit lui-même sur des photographies extatiques de lui : Victor Hugo causant avec Dieu. D’où les échos de ces causeries dans ses poèmes, le second tome des Contemplations, de Pauca Meae à Au Bord de l’Infini, livre de la mort et des morts. Le poète visionnaire est maintenant un poète habité, un poète-monde. Ses poèmes comme ses romans prendront, à son image, figure de mondes. Sa triple épopée et les Misérables seront des mondes. Comme la dernière pièce des Feuilles d’Automne posait, prenant date, le premier jalon de la poésie satirique, les Burgraves, les poèmes