Page:Thibaudet – Histoire de la littérature française.pdf/173

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

traire. Puis, brusquement, à une dénivellation, comme au sommet d’un col une face nouvelle de la terre, s’étale le troisième Hugo, le Hugo visionnaire, sans commune mesure avec les précédents, Hugo l’unique, Hugo seul, ou mieux Hugo peuple, Hugo peuplé, Hugo élément, un Hugo dans lequel les barrières physiques cèdent, l’écrou du corps et du cerveau se desserre, la représentation n’est plus obstruée par l’attention au fait, toute la mémoire d’un passé humain, présente derrière l’écrou, comme l’eau derrière la vanne, se répand, inonde, coïncide avec les siècles, les générations, les Solymes, les Tyrs, les Carthages, les Romes, et l’histoire humaine et la durée cosmique boivent comme une goutte d’eau la vie d’un homme. Ce thème du plan impersonnel qui succède au plan personnel reparaîtra dans la dernière pièce des Contemplations. Il est alors devenu, dans la solitude de l’exil la vocation quotidienne de Hugo. Mais cette vocation propre de Guernesey est présente dès les Feuilles d’Automne, que Hugo a écrites de vingt-six à vingt-neuf ans, et où le prophète, le visionnaire débute.

La Prière pour tous, banalisée pour avoir traîné ses fragments dans les recueils enfantins, s’allonge vers le même orient que la Pente de la Rêverie. Si l’on compare aux odes des années vingt ce poème de 1830, et précisément parce qu’il semble appartenir à la même famille de sujets, on reconnaîtra le changement de climat, — les thèmes de Magnitudo Parvi, Léopoldine, celle que Sainte-Beuve appelait la fille des Césars, prenant déjà, comme si elle était de l’autre côté de la tombe, figure d’intercesseur et d’ange entre son père pensif et la foule des vivants et des morts.

Et sur quelle pièce, datée de novembre 1831, se terminent les Feuilles d’Automne ? Vingt ans avant le coup d’État, sur la première pièce des Châtiments, la carte d’Europe animée, flamboyante, ruisselante de noms de villes devenus diamants pour la monture de la rime, peuples vengés, rois au pilori, marqués, armoriés à l’épaule, carcans, et le dernier vers notifiant la naissance de cette Muse.

Et j’ajoute à ma lyre une corde d’airain !

La dernière pièce des Voix intérieures, achèvera sur le même profil le recueil de 1837. À la nouvelle Muse, à la Jeune