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recueil qui porte pour sa première épigraphe Data fata secutus, et qui va en effet les suivre jusqu’au bout.

Parmi ces destins, il y a précisément cette teinte sérieuse d’un arbre qui, à vingt-huit ans, sent déjà son automne à ses responsabilités, à ce poids intérieur que révèle la pièce liminaire, que précisent le second poème, À Louis Boulanger, et tant d’autres, la Rêverie d’un Passant à propos d’un Roi, Ce qu’on entend sur la montagne. Beaucoup des pièces du recueil sont adressées à quelqu’un, Boulanger, Sainte-Beuve, un neveu, un ami, la femme ou la fille du poète. Mais on remarquera combien elles semblent les concerner peu, passer au-dessus de leur tête, ne leur demander que l’occasion d’un monologue, manquer de cette interpellation et de cette prise directe qui chez Lamartine vont vraiment de l’homme à l’homme et maintiennent sur un poème les esprits d’un dialogue ; les deux morceaux les plus caractéristiques de ce monologue sont la Pente de la Rêverie, et la Prière pour Tous.

La Pente de la Rêverie a la même valeur de procès-verbal que la Tempête sous un crâne : procès-verbal, le 28 mai 1830, d’une vision totalitaire du monde, d’une hallucination de la plénitude, où l’histoire humaine est vue et sentie à la manière d’une cathédrale gothique, à la fois dans son ensemble et dans le détail indéfini de ses pierres sculptées. Par cette Pente de la Rêverie, on entre à l’intérieur du poète comme on chemine dans les membres et dans la tête d’un colosse de bronze. Hugo y trouve pour la première fois son thème éternel. Trois moments, un jour de pluie, au printemps, dans cet appartement de la rue Jean-Goujon où il est allé chercher la campagne et la verdure. Ses enfants, Léopoldine et Charles, jouent dans le jardin, les oiseaux chantent, la Seine, Paris, le dôme des Invalides s’étalent. Voilà le premier plan, la première vie, le premier Hugo, familier. Puis ce plan s’efface. Un second lui succède : les amis, amis littéraires, amis peintres — soit l’école où il règne, le monde des lettres, des idées, de la gloire, cette famille selon l’esprit dans laquelle se fond la famille selon la chair. Tels sont les deux premiers Hugo, nature normale de poète, et qui se retrouveraient à peu près chez tout poète normal, qui ne sont pas du Hugo seul, qui en seraient même à peu près le con-