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Faguet, ou par la vie de relations, et à l’intérieur de qui il ne reste à peu près rien. « Le voilà seul avec lui-même, disait Capus d’un de ceux-là, c’est-à-dire vraiment seul ! » Le contraire même de la solitude monstrueusement peuplée de Hugo. Aussi bien, aucun philosophe n’a-t-il, au sujet de Victor Hugo, donné dans ce lieu commun de publiciste.

Ce climat propre de sa vie intérieure, ce monologue qui fait la condition de son génie, Hugo l’a peint dans un morceau extraordinaire, qui tient presque dans son œuvre, comme formule de son secret, la place de la Nuit de Décembre dans Musset et celle de la Vigne et la Maison dans Lamartine, l’une et l’autre expériences réelles, comme on sait, et non fictions. C’est la Tempête sous un crâne des Misérables. On dirait qu’il y a en effet des climats sous son crâne, comme chez Pantagruel et chez le Satyre. Musset et Lamartine rendent leur solitude par un dialogue entre eux et leur âme de poète, Hugo l’expose en un monologue. On y trouverait presque le procès-verbal authentique de la naissance du monologue hugolien : Jean Valjean cédait « à cette puissance mystérieuse qui lui disait : Pense ! comme elle disait il y a deux mille ans à un autre condamné : Marche !… Il est certain qu’on se parle à soi-même ; il n’est pas un être pensant qui ne l’ait éprouvé. On peut dire même que le Verbe n’est jamais un plus magnifique Mystère que lorsqu’il va, dans l’intérieur d’un homme, de la pensée à la conscience et qu’il retourne de la conscience à la pensée. C’est dans ce sens seulement qu’il faut entendre les mots souvent employés dans ce chapitre, il dit, il s’écria. On se dit, on se parle, on s’écrie en soi-même, sans que le silence extérieur soit rompu. Il y a un grand tumulte, tout parle en nous, excepté la bouche. Les réalités de l’âme, pour n’être point visibles et palpables, n’en sont pas moins des réalités ». Réalités. Il existe une réalité intérieure de Victor Hugo, comme il existe une situation extérieure de Victor Hugo. Ce sont deux puissants dieux.

Les quatre Recueils
des années trente :
Feuilles d’Automne
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C’est cette réalité intérieure de Victor Hugo qui met tant de distance entre Feuilles d’Automne et la poésie antérieure. Tout le poète futur, celui d’un demi-siècle, tient déjà dans les quarante poèmes du frêle