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« Ce sont des vitraux gothiques… on voit sur la phrase poétique la brisure du rythme comme celle de la vitre sur la peinture, et il n’y a pas de mal à ce qu’on la voie. » Les Odes et les Orientales ouvrent un atelier de peintre décorateur. Ce grand ouvrier, ce patron des ateliers romantique et du Parnasse, ne perd jamais le contact avec la matérialité et la précision : le contraste reste entier avec l’immatérialisme et l’imprécision lamartiniennes.

Voilà donc bien des conditions qui éloigneraient Hugo du monologue, et qui en effet l’en éloignèrent plus ou moins jusqu’en 1830. Mais, de plus en plus, à partir de 1830, il est conduit, contraint, condamné au monologue, comme penseur — le Penseur.

Le Penseur.
À quelqu’un qui l’arrêtait dans la rue en lui disant : « Toujours à penser ! » Lamartine répondit : « Mais je ne pense jamais : mes idées pensent pour moi. » C’était très juste : elles lui fournissaient, comme une fontaine par quatre bouches, la pensée, le rythme, l’aisance, l’éloquence. De Victor Hugo, on dirait aussi bien que les mots écrivent pour lui. Mais ses idées ne pensent pas pour lui. C’est lui qui les pense ; et surtout, c’est lui qui pense. Il n’y a aucune raison de railler ce nom qu’il se donne à lui-même : le Penseur. Non au sens de Maine de Biran ou d’Amiel, évidemment, mais en un sens réel, et puissant. Le Hugo de Rodin naguère au Palais-Royal, et même l’homme qui était nu devant le Panthéon, réalité hugolienne qui semblait montée de la crypte pour témoigner du Poète, le commentent et l’exposent plus clairement que ceux des critiques qui ont vu de leur fenêtre à guillotine que Hugo n’a pas d’idées. Par ce mot et cette fonction de penseur, Hugo, avec une juste expérience du réel, entend la force de la vie intérieure telle qu’il l’éprouvait en lui, à la manière d’un élément : vie intérieure aussi extraordinaire, sur le registre de l’homo sapiens, que la technique de Hugo sur le registre de l’homo faber. Son monologue est fait de cette vie intérieure, et, d’ailleurs, un monologue qui a du style ne peut pas être fait d’autre chose.

On remarquera, entre parenthèses, que la légende qui fait de Victor Hugo un verbal qui ne pense pas est due à des hommes qui sont eux-mêmes mangés par la copie, comme