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nard parlait de la peinture au duc de Milan : « En peinture, je puis faire n’importe quoi aussi bien que n’importe qui. »

De là les Ballades et les Orientales, le dépaysement dans le temps et le dépaysement dans l’espace, qui sont moins d’un poète conquérant que d’un technicien en disponibilité. Elles font, dirait-on presque, avec Cromwell qu’elles précèdent et suivent, une sorte de trilogie, la trilogie de l’essai, du métier, de la technique. Cromwell est célèbre par sa préface : mais toute la production hugolienne jusqu’en 1829 a l’apparence d’une préface, d’une introduction poétique à la poésie, d’une introduction dramatique au drame, d’une ouverture. L’entrée lyrique du vrai Hugo date des Feuilles d’Automne. Et alors les quatre recueils des Feuilles d’Automne, des Chants du Crépuscule, des Voix intérieures, des Rayons et les Ombres, de 1831 à 1840, vont former une Histoire de dix ans poétique, un tout, une coupole sur quatre piliers, le premier massif du vrai monologue hugolien, du monologue d’Olympio parmi les vivants.

Les grandes natures de 1830 .
Il y a dans les Feuilles d’Automne une seconde ode à Lamartine, écrite en juin 1830 pour saluer les Harmonies, qui est aussi belle que la première, et qui, issue d’un sentiment généreux de déférence et d’admiration, nous indique lumineusement ce que Hugo pouvait envier à Lamartine. La poésie lamartinienne, expose Hugo, est un grand navire, entre les deux immensités de la mer et du ciel, qui s’avance dans l’acclamation, vit dans la ferveur de la foule, a trouvé comme Colomb son monde, a éveillé un univers. Mais le navire de Hugo, dit-il, lutte en pleine tempête, solitaire. Le monde qu’il cherche le fuit. Rien de fécond dans cet élément qu’il laboure jour et nuit. L’un est le vaisseau de Colomb, l’autre celui de La Pérouse. Et je veux bien qu’il y ait là un thème surtout lyrique et décoratif. Mais je remarque qu’un quart de siècle après, écrivant de l’exil à Alexandre Dumas, pour le remercier de la dédicace de l’un de ses drames, il recourait à la même image, rappelait les amis qui en 1852 étaient venus l’accompagner au quai d’Anvers, à son départ pour Jersey, le geste d’adieu de Dumas pendant que le navire s’éloignait, et Dumas rentrant dans son dialogue éblouissant