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boré, dans la suite, des hasards heureux : isolement insulaire, chute de l’Empire, triomphe de la République après le 16 mai. Le 2 décembre lui a valu un Sinaï, le 16 mai lui a donné l’apothéose de 1885. Mais, comme elle n’était pas portée et produite par un style de vie, cette destinée était trop grande pour lui. Il arrive qu’aujourd’hui elle lui nuise plutôt que de le servir. Elle est captive de la cérémonie. Il y a un culte lamartinien : il n’y a pas de culte hugolien, mais une pompe hugolienne. De pompe les malintentionnés n’ont nul peine à composer le substantif d’usage, et toute cette partie factice de la destinée de Hugo a pris la figure que voyait Corbière, quand il l’appelait un garde national épique.
Une personnalité
théâtrocratique
.
Au mot épique nous substituerons seulement ici le mot : théâtral. Grand poète épique, Hugo n a pas été une victime, mais un triomphateur de l’épopée. Au contraire, on peut voir en lui une victime du théâtre. Ce n’est pas seulement, ce n’est pas surtout parce qu’il n’a pas très bien réussi comme auteur dramatique : les vers d’Hernani et des Burgraves lui valent assez de circonstances atténuantes pour que nous n’insistions pas. Mais il y a ceci, qui importe davantage. Ce grand poète lyrique est entré au théâtre moins pour donner des rôles que pour jouer un rôle : le rôle d’un conquérant, quand le romantisme avait le théâtre à conquérir. Il ne fallait pas que sa première pièce se présentât sans un manifeste, qui fut la préface de Cromwell : un manifeste, c’est une proclamation, et une proclamation, cela se fait sur une estrade et on ne monte pas sur l’estrade sans s’être assuré d’une musique. Sainte-Beuve porta toute sa vie l’humiliation, la rage d’avoir dû faire alors la parade et d’en avoir été repris caustiquement par Henri Heine. Précisément parce que le théâtre est un haut-parleur, que la soirée d’Hernani fit plus pour la gloire de Victor Hugo que son plus pur lyrisme, Hugo vit dans le théâtre un moyen de « parler » plus haut, le champ naturel et nécessaire de sa gloire poétique, le champ d’entraînement, la carrière de son génie politique. La chute des Burgraves n’arrêta pas sa théâtromanie : elle l’amplifia en la dérivant sur la tribune. Et alors le refus d’un ministère par Louis-Napoléon, ou plutôt par l’entourage du prince, fut pour lui