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Situation de Hugo.
Dans le monde des grands poètes, il semble que l’équation personnelle de Victor Hugo, ce soit, sinon une disproportion, du moins un écart entre son génie et sa personne, une certaine impossibilité à suspendre entre eux un beau pont. On se rendra mieux compte de cet écart en comparant la situation de Hugo à celle de Lamartine. L’œuvre littéraire de Hugo est restée presque en bloc, comme une Péninsule Ibérique. Au contraire, celle de Lamartine s’est effondrée en grande partie : Archipel, Cyclades, Sporades, sur l’emplacement d’une Egéide abîmée. Tout bien pesé, l’œuvre de Hugo est plus grande, mieux accommodée à la mesure des siècles, que celle de Lamartine. Il y a une situation de Hugo supérieure à la situation de Lamartine. D’autre part, il y a une présence de Lamartine plus considérable que la présence de Hugo, une présence du génie, une familiarité, une amitié ; une atmosphère, un recours et un secours quotidiens. Lamartine offre à la France du XXe siècle un génie du lieu, Hugo un lieu du génie. Peut-être serions-nous conduit à faire la même distinction entre la situation de Balzac et la présence de Stendhal, ou ce qui fut longtemps la situation de Musset et la présence de Baudelaire.

Un romancier comme Balzac, un poète dramatique comme Shakespeare ou Molière, Corneille ou Racine, s’accommodent parfaitement d’un maximum de situation et d’un minimum de présence. Leurs personnages sont présents pour eux. La personne de Balzac laisse souvent (sans doute à tort) les délicats aussi froids que la personne de Victor Hugo. Mais ce qui nous importe chez lui, c’est le père Goriot, c’est Madame de Mortsauf, ce n’est pas M. Honoré. Au contraire, Hugo est un lyrique personnel, le plus grand des lyriques personnels, à la personne de qui, à tort ou à raison (plutôt à tort) on ne parvient pas généralement à s’intéresser, et il n’arrive jamais de rêver.

Destinée de Hugo.
Un singulier hasard a fait que cet empereur du style a manqué d’un style de vie, sauf dans l’ordre de l’amour. Il a eu un style de destinée, ce qui n’est pas la même chose : le style d’une destinée d’ailleurs tardive, qu’il a reçue en 1851, et à laquelle ont colla-